Manifeste pour l’abolition du journalisme

Tribune d’un journaliste sur le site Lundi Matin. Discussion autour de la nature du journalisme ainsi que du pourquoi et du comment il faut en finir avec lui.

« Dans l’excitation du vote en première lecture de la loi sur le renseignement, le 5 mai, un détail a été injustement oublié. C’est un amendement adopté pour lâcher du lest à ces pénibles défenseurs des libertés publiques : « Les techniques de recueil du renseignement (...) ne peuvent être mises en œuvre à l’encontre d’un magistrat, d’un avocat, d’un parlementaire ou d’un journaliste ou concerner leurs véhicules, bureaux ou domiciles que sur autorisation motivée du Premier ministre. » L’amendement en lui-même n’est pas passé inaperçu – il a été introduit sous la pression des représentants des journalistes et des avocats, entre autres. Ce qui a échappé à beaucoup, c’est la symbolique. Voici donc les journalistes assimilés, ou tout du moins jetés dans le même sac, que les magistrats, les avocats, et les parlementaires. Le message est clair : les journalistes ne font pas partie de la « population générale », ils sont du côté du pouvoir – doit-on rappeler que l’avocat, en France, est un « auxiliaire de justice ». Voilà à quoi mène la volonté de se singulariser pour se protéger. La loi sur le renseignement est une loi de surveillance généralisée, mais la profession a choisi de faire porter l’essentiel de ses efforts sur la défense corporatiste d’une exception de plus. »

« Le « modèle économique », justement. Il est aujourd’hui devenu l’obsession unique de la profession. Quel modèle ? Payant ? Gratuit ? Avec un « paywall » ou un paiement à l’article ? Web first ? Mobile first ? Et quand on s’attache aux contenus, c’est pour se poser une question – quels contenus pour quels publics ? – qui est encore une soumission à la technique, à la forme, plutôt qu’au fond. A côté de cette logique de comptables, de nouvelles expressions ont jailli, qui donnent également à voir le monde. Blogs, réseaux sociaux, sites divers et variés ne s’inscrivent pas sous la bannière du « journalisme » mais fournissent de l’information. Cette information-là est brute, le pire y côtoie le meilleur. Mais elle est aujourd’hui souvent la seule qui peut réellement « informer ». Quelle est la place des médias traditionnels dans le phénomène des ZAD ? Quelle a été leur place dans les insurrections du Printemps arabe ? Négligeable, du terrain même jusqu’au combat intellectuel. La guerre civile syrienne suffit à se convaincre de la perte de vitesse irréversible des médias occidentaux. Des petits aux grands médias, chacun a bien intégré qu’une actu chasse l’autre, et en a tiré les conséquences en terme d’absence de hiérarchisation. Pourquoi se fatiguer avec des choix qui sont – forcément – politiques quand il suffit d’attendre que « ça » passe ? »

« C’est cette double pression, disette économique et explosion des contenus, qui pousse les journalistes, qui n’ont jamais brillé par leur mentalité résistante ou indépendante en France, à se recroqueviller sur leur identité, leur carte de presse, leur statut fiscal. Est-ce une fatalité avec laquelle nous devons nous résoudre à vivre ? Non. Il existe une autre voie : la mort du journalisme. C’est une affaire de compassion : la bête a trop souffert, abrégeons son calvaire. C’est une affaire de bon sens : replaçons les journalistes dans le milieu dont ils doivent rendre compte : le monde. Ils en font partie, il n’y a aucune raison qu’ils s’en mettent à l’écart. C’est une affaire de nécessité : sans une image juste de ce monde, aucun moyen d’avancer. Sans journalisme, plus de bureaucrates qui se nourrissent sur la bête, plus d’addiction aux subventions, plus de communicants trop propres sur eux. Il n’y aura plus que l’information pour tous, la liberté d’expression pour tous, la « communication » entre tous. Il faut donc supprimer la carte de presse, sacrifier la niche fiscale, bien sûr. Mais il faut surtout fermer les écoles de journalisme. Dépasser les médias constitués, les ramener à leur fonction de base, et rien de plus : des entreprises commerciales de divertissement. Reconnaître enfin une bonne fois pour toutes que l’information est ailleurs. Et après, une fois que le journalisme sera aboli ? On verra bien. »

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