Les drones survoleront le festival Aucard de Tours

Du 4 au 8 juin se tiendra le festival Aucard de Tours, organisé par Radio Béton. Au programme ? Des concerts, plein de gens qui s’amusent et… un drone pour filmer le tout.

Brrr, des drones à Aucard de Tours, ça fait peur comme titre. Oui, c’est vrai, et c’est voulu. On a tou-te-s en tête les images de drones militaires, permettant de cibler à haute altitude des zones très précises au sol, ou servant à surveiller des zones urbaines. On voit aussi de plus en plus de quadricopter, octocopter et autres aérominiatures que l’on télécommande, parfois avec son smartphone. On peut les acheter dans la grande distribution, ils sont de plus en plus accessibles à qui veut se payer de quoi filmer en hauteur [1].

Une vague sensation de liberté, de barrières que l’on va pouvoir transgresser, de limites qu’on va abolir. Un caractère de fierté, d’insolence, puisqu’on surplombe désormais, tout en filmant, ce qui était hors de notre portée visuelle. La technologie, le progrès quoi. Oui mais...Tout ce qui est qualifié de progrès est-il bon à prendre ? Est-ce que quelque chose qui rend possible ce qui ne l’était pas avant est nécessairement souhaitable ?

Il semblerait que pour les organisateurs de la 28ème édition de Aucard de Tours, la réponse soit oui. Car appelons-les par leur noms. Les petits copters qui survoleront Aucard de Tours afin de tirer des images « d’un festival qu’on connaît tous sous un autre angle », fabriqués par Drone Contrast  [2], sont bel et bien des drones, catégorie civils.

Et alors me direz-vous ? Si ça permet d’avoir de belles images, où est le problème ? Le problème, et il est de taille, est qu’aucun endroit ne semble plus échapper à la possibilité d’être filmé, même si c’est de loin. Plus d’angles morts, plus moyen de tituber tranquille jusqu’aux toilettes sèches ou de danser façon Nicholas Brothers sans être capturés sur pellicule (ou plutôt disque dur) ! En sur-saturant nos espaces de caméras, nous nous habituons doucement, mais sûrement, à leur omniprésence.

Radio associative, festival alternatif, et technologie orwellienne

Rhôo, tout de suite les grand mots ! Orwell peignait un tableau bien pire ! Il décrivait, dans son célèbre roman 1984, l’hégémonie d’un système par sa capacité à tout voir, tout entendre. Winston Smith, le personnage principal, ne retrouvait son intimité que dans un seul et unique angle mort de son appartement, où il s’y cachait pour échapper à l’œil omniscient du « Parti ». D’accord, on en est pas là, mais cette dystopie n’arrive pas du jour au lendemain. Ça se prépare, étape par étape, inconsciemment peut-être, volontairement sûrement. Loin de toute théorie conspirationniste, force est de constater que l’engouement du public pour les technologies permettant de filmer à tout va s’affranchit généralement de toute considération critique : c’est nouveau, c’est marrant, c’est possible, donc on cautionne.

Gentil drone vs méchant drone ?

Actuellement, en France, plus de 30 sociétés de fabrication de drones et 500 entreprises, dites opérateurs de drones, ont été créées ou déclarées [3], et ceci dans le seul domaine dit « civil » du drone professionnel. On ne parle même pas de l’aéromodélisme amateur de loisir, concernant pléthore d’appareils petits et légers capables de photographier et filmer presque tout, vendus « prêts à voler » à qui peut débourser 100€.

Contactés par nos soins, les dirigeants de Drone Contrast se veulent rassurants. Leur société se place dans le champ artistique et industriel (inspection d’une structure à l’accès difficile ou périlleux par exemple) du drone civil. Leur positionnement marketing n’est, toujours selon eux, absolument pas axé sur la militarisation des espaces, la surveillance ou le flicage.

Sur Aucard, leur prestation se limitera à quelques survols du festival, chacun d’une durée de 10min environ, le temps de prendre des photos et/ou de filmer des vues d’ensemble de l’événement, afin d’enrichir le potentiel média du festival. Les gens photographiés ne devraient pas être reconnaissables car ils seront vus du dessus et à une distance minimale de 30 mètres, comme l’impose la DGAC [4], qui encadre strictement l’utilisation des drones civils, surtout lorsqu’ils sont utilisés en agglomération. Toute demande de survol passe d’ailleurs entre ses mains et celle de la préfecture, qui autorise les vols sur un lieu, pendant une durée et selon un scénario précis et non modifiable selon les bons vouloirs du télépilote lors du vol. Drone Contrast affirme comprendre que des gens puissent être inquiétés par l’utilisation de drones, et répète que leur présence sur le festival servira un but purement artistique. Continuant sur le sujet, le dirigeant interrogé explique que même si un marché de surveillance lui était proposé, il refuserait car il est personnellement contre le flicage des gens.

On ignore s’il a eu l’occasion d’exprimer ce point de vue à Serge Babary, qui lors d’une visite dans la pépinière de start-ups du Sanitas, a croisé les entrepreneurs de Drone Contrast. Mais l’air dogmatique qu’a pris l’élu devant les drones [5] laisse songeur : en effet, le tout nouveau maire de Tours expliquait dans une interview au magazine TMV [6] qu’il préconisait une augmentation de caméras de surveillance dans la ville. Les drones font-ils désormais partie de ses fantasmes de pouvoir tout voir, tout entendre dans sa ville ? Autre sujet...

Alors, les drones d’Aucard seront bel et bien inoffensifs ?

Ceux-là , oui (sauf s’ils tombent suite à une perte de contrôle, comme cela a pu se passer ailleurs). Mais la déferlante de drones civils qui se prépare dans les années à venir, indépendamment des activités de Drone Contrast, pose une autre question : les organisateurs du festival, ainsi que Drone Contrast ou toute autre institution utilisant ces technologies, ne participent-t-ils pas à habituer les populations à l’omniprésence des moyens de surveillance ? Car même si tel n’est pas leur but, ils en sont un moyen.

À cela, le patron de Drone Contrast, ainsi qu’un responsable de l’organisation d’Aucard de Tours répondent que la présence de drones civils n’habitue pas plus les gens à être filmés sous tous les angles que ce que le public utilise déjà largement : la caméra sur smartphone. Et là, ils marquent un demi-point.

Ne me surveille pas, je m’en charge

D’un côté, les consommateurs : quasi totalement hypnotisés par les écrans tactiles, plébiscitant allégrement la sur-connectivité de leurs appareils mobiles, participant volontairement au fichage en ligne généralisé (merci aux réseaux sociaux...), distribuant de leur plein gré masse d’informations les concernant, les utilisateurs du numérique grand public semblent n’avoir plus aucune pudeur, ou croient peut-être que leurs faits et gestes sont si intéressants qu’ils doivent être diffusés.

De l’autre côté, les fabricants, et tous ceux qui travaillent dans ce sens : la course effrénée que se livrent les ingénieurs et les entreprises 2.0 dépose tout le monde derrière, sur place : le temps de comprendre et d’analyser les conséquences d’une telle plongée dans la technologie numérique manque, car cette dernière à toujours deux temps d’avance ; bien plus nombreux, et bien mieux financés sont ceux qui œuvrent pour le tout-numérique que ceux qui luttent contre. Impossible donc de prévenir.

En achetant des Google glasses, en faisant voler des drones ou en observant un concert à travers l’écran d’un smartphone (parce qu’on est en train de filmer au lieu de regarder), nous demandons indirectement aux fabricants et aux décideurs de saturer nos espaces d’appareils de mesure, d’enregistrement, de compilation de données et d’interprétation de celles-ci. En plaçant généreusement son produit sur un festival comme Aucard, régionalement très prisé, et pour lequel la communication ne manque pas, la firme Drone Contrast met un pied dans la porte du marché du drone et parie sur un retour sur investissement, en ignorant, et probablement de bonne foi, qu’elle contribue à la distraction des masses par la fuite en avant technologique à laquelle participent tous ces nouveaux gadgets techno-numériques.

Pas convaincu hein ? Pourtant, on peut lire sur le site Slate.fr le commentaire d’un gradé de l’armée de l’air française expliquant :

« La présence de drones en France est importante pour [...] poursuivre l’acculturation des autorités en charge du contrôle aérien et des populations au fait dronique. »

Autrement dit, les forces armées et les institutions chargées de la surveillance et de la répression ont tout intérêt à ce que la population s’habitue à la présence de drones dans le ciel.

Conclusion : c’est comme au cinéma

Les scénaristes, quant à eux, ont bien compris et anticipent parfaitement sur le sujet : plus aucun film moderne de SF ne manque de mentionner un drone comme moyen de surveillance et de contrôle total et déshumanisé sur la population [7].

Mais sans ironie aucune, et parce qu’ils semblaient être de bonne foi, nous nous permettrons de conseiller aux créateurs de Drone Contrast de revoir l’identité de leur site web : en effet, comment passer à côté du caractère militaire et guerrier du bandeau principal de leur page d’accueil ? De nombreux films de guerre affichent trait pour trait la sémiotique de Drone Contrast : paysage en rase motte, sombre, contrasté et rouge à l’horizon. L’appareil volant au premier plan ne laisse pas deviner son échelle et on le prend pour un hélicoptère. De plus, les caractères non plus gras (bold), mais lourds (heavy) du logo, associés à un effet métallique, donnent à croire que l’imagerie populaire de la guerre robotique a largement pénétré l’inconscient des dirigeants de Drone Contrast.

Pour vous faire une idée, voici le bandeau du site de Drone Contrast :

Et voici un panel d’affiches de films de guerre :

Notes

[1Le modèle de drone civil le plus vendu au monde coute moins de 300€ à l’achat.

[2Voir le site du fabricant Drone Contrast.

[3Chiffres déclarés par Emmanuel de Maistre, président de la fédération professionnelle du drone civil, sur France Culture le 2 mai 2014.

[4Direction Générale de l’Aviation Civile

[6Voir interview.

[7C’est notamment le thème de la nouvelle saison de la série 24 heures chrono.