Le 1er mai, la journée des ambassadeurs de la faim

Plus qu’une vague commémoration, le 1er Mai est un véritable appel à l’action, à se montrer et à projeter nos désirs de liberté. Première manifestation internationale à date fixe du prolétariat organisé, c’est le témoignage historique « du quatrième état qui se lève et qui arrive à la conquête du pouvoir ».

Nous ne reviendrons pas sur les événements tragiques de Chicago qui déterminèrent, au moins en partie, la résolution adoptée en décembre 1888 par l’American Federation of Labour d’organiser, à la suite de celle du 1er Mai 1886, une nouvelle manifestation nationale pour la journée de huit heures, le 1er Mai 1890, aux États-Unis.

C’est l’année suivante que le 1er Mai tel que nous le connaissons prend forme. En juillet 1889, le Congrès International Ouvrier Socialiste de Paris, à la demande d’un délégué français, Raymond Lavigne, reprend cette date pour prévoir :

« Une grande manifestation internationale à date fixe, de manière que, dans tous les pays et dans toutes les villes à la fois, le même jour convenu, les travailleurs mettent les pouvoirs publics en demeure de réduire légalement à huit heures la journée de travail, et d’appliquer les autres résolutions du Congrès international de Paris. »

Et d’appliquer les autres résolutions du Congrès international de Paris... Interdiction du travail des enfants au-dessous de 14 ans ; égalité de salaire pour les travailleurs des deux sexes, sans distinction de nationalité ; repos ininterrompu de 36 heures au moins, par semaine, pour tous les travailleurs ; interdiction de certains genres d’industrie et de certains modes de fabrication préjudiciables à la santé des travailleurs ; suppression du marchandage ; suppression du paiement en nature, ainsi que des coopératives patronales ; suppression des bureaux de placements ; liberté d’association et de coalition...

Vous comprendrez, dès lors, combien le 1er Mai, loin d’être une bête« fête du travail », expression dont le sens prête à confusion, s’inscrit dans une logique de lutte, pour une société nouvelle ! Cette journée est un appel très concret, non à fêter, mais à s’émanciper du travail ! La fête viendra après.

Tout emploi de la force répressive de la part de la classe régnante pour entraver l’évolution pacifique de la société vers une organisation coopérative, à la fois industrielle et sociale, serait un crime contre l’humanité et soumettrait l’inhumanité des agresseurs aux châtiments infligés par des hommes qui luttent pour la défense de leur vie et de leur liberté.

Appel à maintenir la pression sur les élus, à rassembler toutes les énergies, à faire émerger de nouvelles formes d’organisation, volonté de placer les travailleurs comme acteurs de leur propre affranchissement - sans distinctions de moyens ! - ; c’est tout ça, aussi, le 1erMai !

1890 : le 1er Mai arrive à Tours

A Tours, le 1er Mai 1890 commence la veille au soir, quand rue Royale [1], à hauteur du café de la poste, une barricade se monte. Il y a là une dizaine de personnes, au plus. Pierres et boiseries trouvées à droite et à gauche sont réutilisées. Alors que tout ça s’annonce sous les meilleurs auspices, une bonne âme va prévenir les forces de l’ordre. La barricade n’est pas prête, les protagonistes se replient.

Durant la journée, nulle manifestation de prévue ; quelques Tourangeaux ont pris le train pour monter sur Paris. Le matin, six ouvriers ont été arrêtés pour des "cris séditieux", et relâchés dans la soirée. A 14h, quatre nouveaux ouvriers sont arrêtés : ils avaient lancé un piquet de grève sur un des chantiers de Tours. Il faut attendre le soir pour voir les ouvriers se réunir : la salle du Manège est plus que comble. Plus de 1 000 personnes assistent à la première conférence du 1er Mai à Tours. Georges Rétif [2] prends la parole :

« La liberté du travail n’en est pas une ! Non, non ! Non ! Vous n’êtes pas libres ! »

Au bout de deux heures de discours et de discussions, une déclaration commune est adoptée et transmise aux autorités :

« Les travailleurs de Tours, réunis à la salle du Manège, s’associent aux efforts que leurs camarades font en ce jour pour obtenir la journée de 8h. Ils prennent l’engagement de préparer la solution de cette réforme en propageant les idées socialistes auprès de leurs camarades, dans les syndicats, en se mêlant à toutes les manifestations ayant pour but l’amélioration de leur sort et le triomphe de la révolution. Ils disent aux travailleurs de France : serrons les rangs ! Et par-dessus les frontières envoient leur souhaits fraternels aux travailleurs du monde entier ! »

Le 1er Mai 1891, un jour qui fait date à Tours

La question que se posent nos amis conservateurs du Journal d’Indre-et-Loire en juin 1890 est la suivante : que se passera-t-il l’année suivante ? Y-aura-t-il toujours du monde pour faire de cette journée une journée particulière ? Après tout, cette revendication de la journée de 8h,

« C’est entreprise aussi folle que de vouloir supprimer la Douleur ou la Mort (...) On peut craindre qu’une pareille mesure ne profite qu’aux cabaretiers et ne serve qu’à augmenter le nombre des alcooliques et des ivrognes »

Voilà un argumentaire qui ne ferait guère rougir nos gouvernants d’aujourd’hui...

Ce 1er Mai 1891, nos amis journaleux en auront pour leurs frais : deux événements voient le jour dont l’un aura une incidence toute particulière pour le mouvement ouvrier tourangeau. Il y a, tout d’abord, une nouvelle conférence à la salle du Manège, le soir, avec Georges Rétif à la présidence ; cette conférence est suivie par près de 500 personnes et se termine aux cris de Vive la grève générale !, Vive la Sociale !

Plus tôt, à Clichy, les policiers donnaient à Ravachol la justification de ses futurs actes ; à Fourmies, dans le Nord, la troupe tirait sur les ouvriers, faisant neuf morts dont deux enfants.

A Tours, vers 20h, après une manifestation lancée par plusieurs chambres syndicales de la ville, un meeting, salle du café des graves, s’organise autour des 700 personnes réunies pour formaliser leurs revendications auprès des pouvoirs publics. On proclame la journée de 8h, on déclare l’abrogation de la loi Defaure [3]. On décide de ne jamais se quitter. Ludovic Plais [4] monte à la tribune et déclare :

« Ce que nous voulons, ce n’est pas convaincre nos adversaires économiques car nous savons, par expérience, qu’ils seront toujours réfractaires à tout progrès, à toute réforme démocratique (...) Nous voulons donner aux ouvriers conscience de leurs droits et leur donner confiance dans l’avenir. Le jour où ils le voudront, il briseront comme fétus tous les politiciens qui veulent entraver les réformes sociales ! »

La solution ? Les ouvriers vont la trouver dans la création d’une Bourse du Travail à Tours.

Ainsi, le 1er Mai 1891, c’est non seulement la seconde manifestation internationale du prolétariat organisé, mais c’est aussi, à Tours, la première manifestation locale du prolétariat tourangeau qui s’auto-organise pour faire valoir ses droits.

Et ça, c’est le début de tout.

P.-S.

Notes

[1Aujourd’hui, rue Nationale

[2Socialiste convaincu, il est sur la liste municipale emmenée par Losserand en 1888, avant de fonder, en 1891, le premier groupe libertaire de Tours

[3Loi qui interdit en France, après la Commune de Paris, l’Internationale, c’est-à-dire la première Association Internationale des Travailleurs

[4Militant possibiliste et municipaliste, proche des anarchistes