La « métropolisation » stade suprême de l’urbanisation capitaliste

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Réflexion sur le modèle métropolitain, à l’heure où la communauté d’agglomération Tour(s)plus s’apprête à devenir une métropole, sous les applaudissements de l’ensemble du personnel politique local (à l’exception de la maire PCF de Saint-Pierre-des-Corps). Ce texte de Jean-Pierre Garnier a initialement été publié dans le journal Avatarium en 2013 [1].

Pour qui s’interroge sur l’évolution en cours et future des principales villes de France, la réponse tient en un seul mot qui revient de manière rituelle voire obsessionnelle dans les documents d’aménagement et d’urbanisme, les plaquettes publicitaires et/ou les vidéo-clips de propagande émanant des municipalités concernées : « métropole ». À lire cette prose euphorisante et ces illustrations chatoyantes, il ne fait pas de doute, en effet, que l’avenir, évidemment radieux, de Lyon, Marseille, Lille, Grenoble, Nantes, Rennes, Montpellier, Strasbourg, Bordeaux ou, bien sûr, Paris, ne peut-être que « métropolitain ». Et même celui de villes dont la taille (modeste) et l’importance (réduite) ne laissaient pas soupçonner un tel destin : Dijon, par exemple (communauté d’agglo : 250 000 habitants), baptisée « écométropole » par un élu PS acoquiné avec les Verts, ou encore Brest, promue aussi par une municipalité rose-verte avec le sigle « BMO » : « Brest Métropole Océane » (agglo : 215 000 hab.).

Qu’est-ce à dire ? Et pourquoi le dit-on avec un tel ensemble ? Si l’appellation « métropole » fait florès depuis le début de ce siècle, il n’en avait pas pourtant toujours été ainsi au siècle précédent. Il fut une époque, en effet, où elle était synonyme de gigantisme, de massification, d’entassement, de robotisation, d’anonymat, de « foule solitaire »… Beaucoup de gens avaient encore présentes à l’esprit les images cauchemardesques du film de Fritz Lang, Metropolis, anticipation funèbre de la déshumanisation des villes du capitalisme industriel. Mais, qu’à cela ne tienne : il suffira, comme le veut la novlangue dont Georges Orwell avait exposé la logique, de reprendre le même mot tout en changeant sa signification. Dans les années 60, viendra tout d’abord la vogue des « métropoles d’équilibre » promues par la technocratie gaulliste conseillée par des géographes urbains à peine déstalinisés.

Elles étaient censées atténuer le contraste entre Paris, capitale dynamique mais hypertrophiée, et le « désert français » où les « villes de province », anémiées, ne parvenaient pas à « décoller », faute d’avoir atteint la « taille critique » et un niveau suffisant dans l’« armature urbaine » du pays. Grâce à une politique vigoureuse de « rééquilibrage » sous l’égide d’un « État fort », c’est-à-dire autoritaire, interventionniste et planificateur, l’écart commença à se réduire. Mais survint, dans les années 70, la « crise », c’est-à-dire la restructuration du système productif capitaliste à l’échelle planétaire. La désindustrialisation qui s’ensuivit, couplée avec la montée du mouvement écologique donna un coup d’arrêt à la croissance des grandes agglomérations. La mode sera alors à un « urbanisme à visage humain » et à la priorité à accorder aux « villes moyennes et petites ». Pas pour longtemps.

Des espaces « libérés » au profit des spéculateurs

Avec l’arrivée de « la gauche » au pouvoir et son ralliement à une vision de la modernisation de l’économie inspirée par les valeurs du marché, de l’entreprise et du profit, la « révolution urbaine », annoncée par le sociologue Henri Lefebvre une dizaine d’années auparavant, va prendre un tour résolument « technologique ». Les « métropoles d’équilibre » vont reprendre leur marche en avant sous le nom de « technopoles » en misant sur la combinaison gagnante : activités de pointe + laboratoires + établissements d’enseignement supérieur. Cependant, pour attirer les « investisseurs » et la « matière grise », il fallait des territoires plus vastes que ceux enserrés dans les limites administratives des villes principales. D’où, aux yeux des édiles, désormais pourvus de responsabilités accrues depuis la décentralisation, la nécessité de voir grand et large.

Vue depuis les hôtels de ville, les agences d’urbanisme ou les cellules de com’ municipales et les chambres de commerce, la « bonne échelle », en matière de « développement urbain » ne pouvait plus être celle de la ville ni même de l’agglomération, où les nouveaux venus attendus se sentiraient un peu trop à l’étroit, mais un espace à dimension régionale — les géographes parleront de « région urbaine », englobant non seulement le « suburbain » (américanisme désignant les banlieues), mais aussi le « périurbain »—, c’est-à-dire les petites villes et les villages avoisinants auxquels s’ajoutaient les nouvelles zones urbanisées qui phagocytaient le pourtour rural. Le tout sera donc englobé sous le nom de « métropole », mais « solidaire » et « durable », sera-t-il précisé, deux qualificatifs obligés empreints de positivité pour bien montrer que ce nom recouvre désormais une réalité urbaine beaucoup plus engageante que celle à laquelle il avait été jadis associé.

Solidarité fictive et durabilité à court terme, est-il besoin de le préciser ? Tout d’abord, le « changement d’échelle » ne met pas fin à la ségrégation socio-spatiale inhérente à l’urbanisation capitaliste. Bien au contraire. L’extension sans fin de l’urbain ne fait que renforcer la séparation socio-spatiale et le séparatisme politico-idéologique qui l’accompagnent entre les « beaux quartiers » ou les « banlieues résidentielles » réservés aux riches, et les zones de relégation où sont parqués les pauvres. Mais surtout, tandis qu’une partie de l’urbain se disperse et se dilue au large des agglomérations, l’autre se concentre et se renforce au cœur de la ville centre pour se brancher sur les réseaux de l’économie globalisée et en capter les flux par des aménagements appropriés. C’est là que se regroupent les fonctions « nobles » dites aussi « directionnelles », avec les services et les équipements afférents, ainsi que les bourgeois et les « bobos » attachés, par obligation professionnelle et/ou par inclination culturelle, à la « centralité urbaine ». Pour leur faire de la place, il faut « étendre le centre », comme le serinent les aménageurs. Aussi, des opérations de « reconquête urbaine » sont-elles menées tambour battant.

Sous forme de « rénovation » ou de « réhabilitation », elles sont supposées « requalifier » certains « quartiers délaissés », revaloriser certains « secteurs dégradés », participer au « renouvellement urbain ». En fait, comme chacun le sait tout en faisant mine de l’ignorer, le but de la manœuvre est toujours le même : renouveler la population, mettre en valeur les espaces « libérés » au profit des spéculateurs et des promoteurs et les réserver à des gens de qualité. Bref, déloger les classes populaires dont la présence en tant qu’habitants (mais non comme travailleurs) dans les parties centrales est jugée inutile voire encombrante.

Aussi sont-elles expédiées dans des périphéries de plus en plus lointaines, au même titre que les installations correspondant aux fonctions secondaires ou subalternes, indispensables elles aussi à l’accumulation du capital, mais ne requérant pas d’être localisées dans des lieux prestigieux qui matérialisent et symbolisent le nec plus ultra de la civilisation urbaine.

Mobilité et désastre écologique

Comment, dès lors, concilier ce clivage spatial et social accru qui caractérise l’organisation et le fonctionnement des « aires métropolitaines » avec l’« impératif de solidarité » dont les municipalités ne cessent de rebattre les oreilles de leurs administrés ? Tout simplement par une formule magique, « technologique », cela va de soi : la « mobilité ». Dépossédés du droit à la ville, les résidents éjectés au loin de celle-ci auront, en effet, tout de même accès aux aménités urbaines comme consommateurs par le biais d’un réseau de transports collectifs « performant » et de voies routières « à circulation rapide ». Ce qui autorise des experts ès urbanisme aux ordres sans qu’il soit même besoin de leur en donner, à faire rimer la liberté de ces citadins de deuxième zone avec la mobilité, c’est-à-dire l’obligation d’effectuer des pérégrinations sans fin pour passer de temps à autre quelques heures à consommer dans les hauts lieux de l’urbanité d’où ils ont été chassés. Et surtout, pour pouvoir, en tant que travailleurs, continuer à occuper les emplois des services haut de gamme (des sièges sociaux, boutiques de luxe, équipements culturels de prestige, hôtels et restaurants étoilés…) concentrés dans le centre-ville dont ils ont été chassés en tant que résidents.

Ce qui vaut pour la « solidarité » vaut pour la « durabilité ». Bien loin d’enrayer la dévastation écologique, la métropolisation ne fait que l’accentuer : prolifération pavillonnaire, essaimage de grandes surfaces commerciales et de « parcs d’activités », multiplication des parkings, des stations-services, des échangeurs et autres rocades... Le bétonnage des alentours bat son plein, repeint en vert à coups d’« écoquartiers » et de bâtiments « HQE ». Si le centre se densifie, la périphérie continue de s’étaler, et cela, pour les raisons indiquées plus haut. On rebaptise « métropolitaine » cette « urbanisation désurbanisée », comme la définissait Henri Lefebvre dans « le Droit à la ville », c’est-à-dire une expansion urbaine qui va de pair avec l’extinction de l’urbanité en tant qu’« art de vivre en ville et de vivre la ville », comme s’il s’agissait là d’un phénomène inédit alors qu’il n’est que le produit, à une échelle plus vaste, d’un triple processus propre à l’urbanisation capitaliste : l’homogénéisation, la fragmentation et la hiérarchisation de l’espace construit.

L’homogénéisation, qui implique à la fois l’unification et l’uniformisation, rend peu à peu les villes interchangeables : à force de retrouver partout, en France et ailleurs, les mêmes centres d’affaires, les mêmes galeries marchandes, les mêmes immeubles « de standing », les mêmes quartiers anciennement populaires « gentrifiés », les mêmes « centres historiques » restaurés, piétonnisés et muséifiés, on finit par se retrouver nulle part. La fragmentation, quant à elle — « seules des miettes d’espace se vendent à des clientèles », observait le sociologue Henri Lefebvre — ne fait que s’accroître, comme on l’a dit, impliquant la division, la spécialisation et l’éclatement de ce qui constituait en d’autres temps un tout diversifié et intégré. Et, enfin, la hiérarchisation des espaces selon le rang et le rôle des gens qui les occupent est plus stricte que jamais, depuis les lieux exclusifs réservés aux nantis, enclaves huppées hyper-protégées où Big Brother veille sur eux, jusqu’aux zones de relégation super-quadrillées où les démunis sont confinés et placés sous le regard de Big Brother qui les surveille avant de les réprimer.

Reste à savoir pourquoi ce « modèle métropolitain » fait l’unanimité parmi les « élites » locales, élues ou non. Tout simplement parce qu’elles doivent faire leur, elles aussi, le principe non écrit mais impératif qui régit désormais l’ensemble de la vie en société : la « concurrence libre et non faussée ». Celle-ci, qui oppose les entreprises, les États et les individus entre eux, met également les villes en rivalité.

Comme ne cessent de le proclamer leurs maires, elles doivent se montrer « compétitives » donc « attractives ». Dès lors, les règles du jeu sont claires : ou bien elles se donnent les moyens de grandir et de grossir, réorganisant et élargissant leur territoire pour polariser le maximum de ressources à leur profit ou, plus exactement au profit de ceux qui tirent profit de cette polarisation, et faire ainsi partie du « club très sélectif des métropoles », selon une formulation chère aux « décideurs », ou bien elles seront vouées à la marginalisation et au dépérissement. Tout le reste passe après. À commencer par la « cohésion sociale » et la « préservation de l’environnement » rituellement invoquées dans les discours adressés aux habitants, mais que la métropolisation réduit précisément à néant, converties par les « communicants » en baudruches consensuelles gonflées à l’air du temps.

Illustrations tirées de Tour(s)plus le mag n°57, dossier « Cap sur la métropole ».

P.-S.

Jean-Pierre Garnier est docteur en urbanisme, ancien ingénieur d’études au CNRS, professeur de sociologie urbaine à l’École Spéciale d’Architecture (Paris). Il est notamment l’auteur du livre Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des classes populaires, aux éditions Agone.

Notes

[1La version .pdf du journal est disponible ici.