« J’ai lu les doléances des Gilets jaunes de Chinon ; j’irai manifester avec eux samedi »

Après plusieurs semaines de tergiversations concernant le mouvement des Gilets jaunes, j’ai lu les doléances de la délégation de Chinon, présentées à la député Colboc et au sous-préfet. Et j’ai été agréablement surpris. Témoignage d’un syndicaliste d’abord sceptique.

Le 2 décembre, au lendemain de la journée de mobilisation qui a tourné à l’émeute ou à l’affrontement dans de nombreuses villes, une délégation de Gilets Jaunes de Chinon et Port-Boulet a rencontré un sous-préfet et la députée Colboc. Parmi les déléguées, il y avait Sylvia, blessée la vieille lors la manifestation tourangelle pendant laquelle les flics ont fait de nombreuses victimes. C’est d’ailleurs sur le thème des violences policières qu’a démarré la réunion (le compte-rendu intégral est disponible à la fin de l’article) :

La discussion s’ouvre sur les violences policières de la veille à Tours, durant lesquelles Sylvia a été blessée au mollet et au pied. Elle expliquait s’attendre à une manifestation relativement bon enfant et s’est finalement retrouvée gazée, sans sommation préalable (vidéo à l’appui). [Le sous-préfet] expliquait qu’il y avait eu des caillassages, des attaques à l’acide et surtout, il est très compliqué de pouvoir distinguer les casseurs des manifestants, surtout dans une manifestation non déclarée (« On a la droit de manifester, mais avec un cadre ». Réponse de Sylvia : « Les révolutionnaires n’ont pourtant pas déposé de déclaration en préfecture en 1789 »).

Et puis, la députée arrive avec des chouquettes, et les délégué-es déclinent leurs identités : il y a un viticulteur, une éditrice en retraite, une travailleuse du nucléaire, un chauffeur routier, un artisan charpentier... Le compte-rendu reprend ensuite les différentes revendications de cette délégation locale. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’on est loin d’une simple fronde contre la taxe sur le carburant ! Voici les doléances présentées ce jour-là :

  • Égalité et progressivité des prélèvements obligatoires par une progression des % de prélèvements indexés sur les revenus réels, y compris ceux de la finance (capitaux).
  • Suppression des 1.7 % de la CSG des retraités.
  • Redonner du pouvoir d’achat aux français en réformant l’État (suppression du Sénat et/ou du conseil départemental.
  • Alléger les charges des PME et des producteurs locaux et les contraintes administratives (le sujet du CICE a été abordé. La députée : « toutes les entreprises sont concernées par le CICE).
  • Préserver notre modèle de santé à la française (...) en maintenant les lits, augmentant les postes hospitaliers, gardant nos hôpitaux de proximité et nos maternités et en instaurant une mutuelle performante et accessible à tous.
  • Maintenir et développer les lignes ferroviaires régionales.
  • Créer un service de transports en commun performant, local, dense, afin de permettre aux villages d’avoir accès aux centres urbains (Chinon) et ainsi favoriser le commerce local.
  • Indexer les allocations, les pensions, et les retraites sur l’inflation réelle, augmenter les minima sociaux.
  • Augmenter les salaires et en premier lieu le SMIC afin d’augmenter le pouvoir d’achat et relancer l’économie.
  • Réintroduire l’ISF (« 4 milliards 230 millions de rétrocédés aux plus riches et une taxe carbone prise sur les petites gens pour un montant équivalent (nous ne sommes pas contre la transition écologique, au contraire, mais il faut encore une fois, une répartition juste de la fiscalité »).
  • Supprimer la taxe carbone, et réduire les taxes sur les carburants et produits de chauffage au moins jusqu’à ce que les pays de l’UE nous rejoignent sur le taux d’émission de carbone, et après cet effort commun de l’ensemble des Etats de l’Union, créer une taxe carbone équitable et qui soit entièrement affectée à la transition écologique.
  • Continuer à diminuer notre empreinte carbone en allant vers une suppression totale des plastiques, mettre les camions sur des rails, taxer les gros pollueurs que sont les utilisateurs de kérosène et de fuel lourd, favoriser les circuits courts et l’agriculture biologique.
  • Interdire totalement l’utilisation du glyphosate et des pesticides qui empoisonnent notre nourriture et les abeilles essentielles à la survie de l’humanité toute entière.
  • Rendre réelle la possibilité des citoyens d’obtenir l’organisation de référendum d’initiative populaire sur des sujets les tenant à cœur, retrouver notre droit à exprimer nos volontés et décisions de peuple souverain.
  • Supprimer l’article 49-3 et les ordonnances.

Face à la colère, des propositions de concertations bidons

Certaines des réponses du sous-préfet et de la députée sont franchement étonnantes. D’après le compte-rendu, quand la discussion porte sur la taxation du kérosène, la députée répond : « Si on fait ça, les aéroports et les croisiéristes iraient se fournir ailleurs »  ! Quand les délégués évoquent le moteur à hydrogène ou le moteur à eau comme alternatives au gasoil, « la députée nous a répondu que ça ne rapportait pas à l’état, ce sur quoi à renchérit le sous-préfet "ça n’intéresse pas les lobbys" ». Il y a un superbe aveu de trouille du sous-préfet, aussi : « Des horodateurs et des radars qui sont couverts avec des gilets jaunes, je ne les ai pas fait découvrir ».

Le sous-préfet a aussi proposé « des réunions pour chaque groupe [de son territoire de compétence] selon les différentes problématiques locales ». Vu l’urgence et la colère qui s’expriment, de Paris à Dijon en passant par Toulouse, pas sûr qu’une concertation bidon suffise à satisfaire les auteur-ices de ces doléances.

Des revendications sociales fortes, une préoccupation écologique affirmée

Au fil des échanges, d’autres problématiques ont émergé : le passage au tout-numérique dans les services publics, « problématique pour les personnes vivant en zones blanche, pour les personnes âgées ne maîtrisant pas internet », avec une interrogation sur les emplois supprimés dans le cadre de cette numérisation ; critique de l’indexation de l’allocation adulte handicapé aux ressources du foyer ; de la posture du gouvernement « qui nous amène vers les voitures électriques qui sont un désastre écologique ».

J’avoue, j’ai un peu tiqué quand j’ai lu l’expression « charges des PME », parce que j’imagine qu’il est question de cotisations et qu’en l’état elles sont indispensables à la protection sociale (retraites, santé, allocations chômages) : c’est d’ailleurs pour ça que Macron veut taper dedans. J’ai aussi tiqué sur les mutuelles, parce que je préfèrerais une Sécurité sociale assurant des soins gratuits pour toutes et tous plutôt que la multiplication de mutuelles de merde. Mais globalement, j’ai été agréablement surpris par ce qui émergeait : des revendications sociales fortes, accompagnées d’une préoccupation écologique affirmée.

C’est pas forcément révolutionnaire, mais j’ai déjà participé à des mouvements sociaux pour moins que ça. Ça n’a pas forcément le caractère insurrectionnel que certains camarades de circonstances souhaiteraient y voir, mais c’est un élan rejoignable sur des bases de classe. On est bien face à des doléances qui ont à voir avec la vie chère, plutôt qu’à une mobilisation aux relents poujadistes. Bien sûr, cela n’épuise pas le débat sur la présence de l’extrême-droite dans les manifestations des gilets jaunes, sur les dérives populistes qui sont à craindre, sur les tentatives de récupération du mouvement par telle ou telle grande gueule. Mais ces doléances des Gilets jaunes chinonais, elles me parlent. On n’y fustige pas les « assisté-es » ou les exilé-es, comme certains discours portés au niveau national pouvaient le faire craindre. Et vu la perspective écologique que j’y ai trouvée, j’irai manifester avec eux le 8 décembre, plutôt que dans une marche pour le climat bien trop frileuse à mon goût.

Un syndicaliste

Illustration par LaMeute. Paris, 24 novembre 2018.

P.-S.

Lire l’intégralité du compte-rendu en cliquant ici.