Graffitis contre la loi travail : 37 degrés donne dans le réac et la contre-insurrection

Le magazine 37° a publié le 7 septembre 2016 un billet de Laurent Geneix au sujet d’expressions contre la loi travail peintes sous le Pont Wilson. Habituellement plutôt clean lorsqu’il traite du mouvement social, le site hurle cette fois avec les loups, dénonçant d’abord « la bêtise crasse » des graffeurs avant de rejouer la fable éculée du « bon manifestant » et du « méchant casseur ».

Le titre, « Rebellion souillon sous le Pont Wilson » [1], annonce la couleur. Le Larousse nous apprend que « souillon » est un nom (et non un adjectif) qui désigne « une personne qui se tient salement, qui vit dans la malpropreté ».

Qu’ont donc commis celles ou ceux dont les actes méritent d’être qualifié-es ainsi par le journaliste ? En fait de biens modestes tags à la peinture noire sur l’une des piles du pont. L’un annonce « Contre la loi travail, manif le 15 septembre, 10h Place Anatole France », tandis que le second clame « On en a toujours gros !!! #MQEG » [2] », en référence à un slogan populaire chez les étudiant-es lors du mouvement du printemps 2016.

Laurent Geneix nous explique qu’on n’est pas autorisé à penser du bien de ce trait d’expression populaire et spontané sur les murs de notre trop morne ville. Non, selon lui, « on ne peut qu’être consterné par la bêtise crasse des auteurs de ce "post" réel sur les piles du Pont Wilson ». Pas le choix donc ; la formule rappelle gentiment celles des éditorialistes et des politiciens qui nous répètent sans cesse que « les Français » souhaitent ou pensent telle ou telle ineptie. Généralisons, généralisons, il en restera toujours quelque chose.

Le problème, pour Laurent Geneix, ce n’est pas tant les graffitis ou leurs slogans mais l’endroit où ils ont été réalisés car ils « saliss[ent] le monument le plus universellement emblématique de Tours, affranchi de toute connotation religieuse, économique ou politique, affichant comme seul pouvoir celui assez fabuleux de permettre aux êtres humains de passer d’une rive d’un fleuve à l’autre ». Sans rapport aucun avec les peintures qui s’y trouvent actuellement, on signale à tout hasard à Laurent Geneix qu’hier comme aujourd’hui les ponts sont quasiment toujours construits pour servir des objectifs économiques et politiques (territoriaux notamment). C’est d’ailleurs pour la même raison que des ponts sont régulièrement détruits lors de conflits. Mais bon...

On ne voit pas trop ce qui pourrait inspirer cette sortie lyrique et historiquement douteuse au journaliste, hormis une croyance conservatrice en la sacro-sainte valeur de la vielle pierre [3]. Ce sont deux visions de l’histoire et de la culture qui s’opposent. Celle qui sacralise le bâti ancien et celle qui s’acharne à le maintenir expressif et vivant. Les graffeurs du pont Wilson ne font ainsi fait que perpétuer une tradition populaire et « universellement emblématique » de l’espèce humaine : l’expression murale. Qu’elle soit réalisée sur une palissade de chantier ou une pile de pont ne change rien à l’affaire. D’autant qu’il y a peu de chance que les pierres du pont en prennent ombrage ou que ces graffitis éphémères les abiment durablement.

Capture d’écran du site 37°

Après cette introduction déjà pas piquée des vers, Laurent Geneix se lance dans un exercice halluciné où il agglomère un peu tout et n’importe quoi en maniant des mots qu’il maîtrise manifestement mal comme « casseur (…) incrusté », « gentil monsieur qui tague » ou « révolte citoyenne ». C’est mal écrit et on peine à en saisir le sens. Donc on le reproduit intégralement ici pour que vous voyiez à quoi ressemble cette merveilleuse prose.

De crier sa colère à vomir sa bêtise il n’y a parfois qu’un pas et celles et ceux qui le franchissent desservent la cause qu’ils soutiennent, perpétuant la tradition simiesque de l’homo pas trop sapiens du sciage de la branche sur laquelle il tente de rester perché pour se donner un semblant de hauteur. La différence entre le casseur qui balance des pavés sur l’hôpital Necker et le gentil monsieur qui tague l’un des joyaux de sa propre ville est que le premier n’en a rien à foutre de la manif où il s’est incrusté alors que le second (qu’on a pour une fois envie de prononcer comme ça s’écrit) a envie qu’il y ait le plus de monde possible pour gueuler contre cette loi et faire entendre un message de révolte citoyenne que notre démocratie, bien qu’assez mal en point, nous permet encore.

Même si on ne comprend pas bien où l’auteur veut en venir (et comment il sait que c’est un « monsieur » et pas une « dame » qui a tagué le pont), ce passage sent l’exercice de contre-insurrection à plein nez. Il reprend la rhétorique « vomie » à chaque mouvement social par les politiciens et l’essentiel de la presse ; rhétorique qui tente de construire une artificielle barrière entre « gentils manifestants » et « méchants casseurs ». Il reprend aussi à son compte l’instrumentalisation détestable des vitres de l’hôpital Necker [4].

Le slogan de 37° est « L’actualité du département à la bonne température », il semble que, quand la température de la politique locale et nationale tend vers la surchauffe réac, le magazine s’aligne. Vu ce qu’on lit, on doute un peu que Laurent Geneix voit ce que le terme de contre-insurrection signifie. Nous reproduisons donc ici un extrait de l’excellente interview donnée par Mathieu Rigouste à Apparté en 2014, dans lequel il revient précisément sur ce sujet.

La contre-insurrection repose (...) sur des méthodes d’action psychologique, parmi lesquelles des protocoles visant à diviser les résistances en désignant des « ennemis intérieurs » dont il faudrait se méfier voire purger. En l’occurrence, la figure des "casseurs" et des "violents" (...) permet de diaboliser les actions directes non conventionnelles, de masquer la violence structurelle du pouvoir et de promouvoir face à cela des mobilisations inoffensives et facilement gérables.

Les doctrines de contre-insurrection appellent ce mécanisme "schismo-genèse" : développer un schisme, une séparation dans la "population" résistante. Cette forme d’"action psychologique" rénovée repose sur l’existence de caisses de résonance pour cette propagande dans les médias dominants et parmi les appareils politiques et syndicaux supplétifs.

Laurent Geneix clôture son papier en regrettant que ces graffitis ne gâchent le plaisir de celles et ceux qui vont, en se baladant sous le pont, chercher leur « petite bouffée d’air quotidienne » hors des « multiples vicissitudes » de la ville parmi lesquels « l’hyper-consommation » et les « gens stressés ».

Comme si ces « gens » se stressaient tous seuls, sans qu’il n’y ait de lien entre ce stress et, par exemple, le travail. Comme s’il n’y avait d’autre salut pour eux que l’acceptation du partage de leurs existences entre des lieux de stress et les marges de calme qu’on leur laisse, lesquelles devraient nécessairement être dépolitisées et ne porter aucune trace de contestation. Comme si, surtout, une invitation à se mobiliser contre l’organisation de ce monde et pour une vie meilleure pouvait « dénaturer » ce lieu tout sauf naturel. De son titre à sa conclusion, on doit reconnaître que ce papier se tient « salement » d’un bout à l’autre : il est « proprement » réactionnaire.

La rubrique dans laquelle le billet de Laurent Geneix est publié est intitulée « Signes des temps ». Elle pourrait s’appeler « L’air du temps » ou « Le sens du vent », tant les idées de son rédacteur correspondent trait pour trait à la doxa politique actuelle. Plutôt que la rébellion, c’est bien Laurent Geneix qui se comporte en « souillon » et, pour reprendre ses termes, « on ne peut qu’être consterné par sa bêtise crasse ».

Jean-Jacques Ryllick

Notes

[1Au fait, monsieur Geneix, si vous ne voulez pas passer pour quelqu’un qui fait son boulot de journaliste « salement », ce serait bien de noter qu’en français « rébellion » prend un accent sur le premier « e ».

[2Le hashtag #MQEG est un acronyme pour Mouvement Qui En a Gros.

[3Les pierres du pont Wilson ne sont d’ailleurs pas si vieilles. Le pont sur la Loire a été détruit puis reconstruit à de nombreuses reprises. La dernière fois qu’il s’est écroulé, c’était en 1978.

[4À ce sujet, on vous conseille la lecture de l’article Sur l’instrumentalisation des vitres de l’hôpital Necker - Témoignage d’un parent sur le site lundimatin.am. À voir aussi
Appel à dons pour l’hôpital Necker : l’immonde manipulation de l’AP-HP sur Paris-luttes.info.