Fermeture de bureaux, suppressions d’emplois : « La direction de La Poste s’est radicalisée »

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Fermetures de bureaux de poste, suppressions d’emplois, souffrance au travail… Au sein du groupe La Poste, les objectifs de rentabilité ont pris le pas sur les missions de service public, et la stratégie d’entreprise s’appuie sur l’intensification du travail. Entretien avec Laurent, postier en Indre-et-Loire, syndiqué à la CGT Fapt (fédération des activités postales et de télécommunications).

Dans un récent communiqué, la CGT-FAPT d’Indre-et-Loire a dénoncé l’annonce de nouvelles fermetures de bureaux de poste et de nouvelles suppressions d’emplois. Peux-tu nous décrire la situation ?

Laurent : Dans le département, cela fait plus de dix ans que l’on assiste à la fermeture de bureaux de poste. Même si La Poste assure qu’elle compense ces fermetures via la création de « points de contacts », agences communales ou relais postaux gérés par des municipalités ou par des commerçants, l’activité de ces « points de contacts » est une activité au rabais, ne permettant que quelques opérations simples, qui ne sont pas assurées par des postiers. Prochainement, ce sont les bureaux de Montjoyeux, Rochecorbon, Sainte-Radegonde, Rochepinard et Tours-Colbert qui vont être touchés.

La nouveauté à laquelle on assiste, c’est que ces fermetures/transformations de bureaux de poste atteignent la ville. Avant, c’était essentiellement les territoires ruraux qui étaient touchés. Mais aujourd’hui, la direction souhaite se concentrer sur les activités bancaires (La Banque Postale) et de téléphonie (La Poste Mobile [1]). Elle regroupe donc son activité au sein des « agences principales » comme celle de Tours Béranger, qui sont de plus en plus tournées vers le bancaire et la téléphonie. Les bureaux de poste annexes sont voués à la fermeture si leur activité bancaire ou téléphonie est jugée insuffisante au regard des critères de la boîte. C’est ça qui guide le maintien du réseau !

Aujourd’hui, au niveau national, près de 60 % des points de contacts avec le public ne sont plus gérés en propre par La Poste, mais par des partenaires. Quand La Poste se félicite de l’ouverture de deux points de contact en Indre-et-Loire, dans les quartiers des Deux-Lions et de Monconseil, il faut comprendre qu’il s’agira de points contacts gérés par des partenaires comme Monoprix, avec un service au rabais.

Vous évoquez aussi l’effet des réorganisations sur la qualité de service, en prenant pour exemple les distributions de courrier épisodiques, voire absentes, pour certains habitants d’Amboise résidant en fin de tournée. La Poste a-t-elle abandonné son cœur de métier ?

Laurent : L’argument utilisé par la direction consiste à dire que le trafic courrier baisse, tout comme la fréquentation des bureaux. S’il est vrai que le trafic de courrier entre particuliers baisse, notamment du fait du développement d’Internet, le courrier d’entreprise et le courrier publicitaire ne baissent pas tant que ça – on peut même parler d’un maintien du trafic, si l’on tient compte de la situation économique. Et on a de plus en plus d’objets remis contre signature, de courriers suivis, de recommandés… Les facteurs ne comprennent pas : on leur dit que le trafic baisse, mais ils ont toujours plus d’objets à distribuer.

La direction ne communique pas sur les chiffres qu’elle utilise, ni sur la manière dont elle fixe les normes et cadences utilisées pour piloter l’activité. Mais elle utilise ces chiffres pour supprimer des emplois et des tournées. Pendant ce temps-là, les tâches à accomplir demeurent, ce qui entraîne une intensification parfois ubuesque du travail.

Auparavant, les facteurs étaient sous le régime du « fini-parti » : quand il y avait du boulot, le facteur ne regardait pas sa montre, et distribuait son courrier jusqu’au bout de sa tournée ; l’été, quand l’activité était plus calme, il finissait plus tôt sa journée sans que cela gêne personne, et le tout s’équilibrait sur l’année. Aujourd’hui, la direction a fait le choix de l’intensification du travail, en calculant qu’un facteur était capable de distribuer un nombre donné de plis et de colis par heure, et en établissant des horaires de travail stricts. Ainsi, s’il est prévu que le facteur termine son travail à 15 heures, il n’a pas d’autre choix que de s’arrêter, même s’il n’a pas fini sa tournée et que certains usagers ne sont pas servis : s’il travaille au-delà, ses heures supplémentaires ne lui seront pas payées.

Les temps nécessaires pour réaliser les tournées sont calculés depuis le siège, sans tenir compte de la réalité du terrain. La Poste a calculé le temps nécessaire pour réaliser chaque opération, au dixième de seconde près, de la réexpédition d’un courrier à la remise d’une lettre recommandée. Mais les temps calculés ne tiennent pas compte des sens de circulation, de la hauteur des trottoirs, de l’âge de l’usager auquel le facteur doit faire signer le recommandé, ou même de l’âge du facteur. Pour les plus âgés des facteurs, les fins de carrière sont difficiles ; même chez les jeunes, on observe des inaptitudes liées au travail, tant le travail s’est intensifié.

Plusieurs cabinets d’expertise CHSCT [2] ont adressé une lettre ouverte au PDG du groupe La Poste, Philippe Wahl. Ils parlent d’une « rapide dégradation de l’état de santé des agents », d’un « refus du dialogue social dans l’entreprise », « des réorganisations permanentes qui réduisent chaque fois les effectifs, et soumettent les agents qui restent à des cadences accélérées », évoquent les « modèles statistiques obscurs » dont tu as parlé, la « non prise en compte du travail réel », et la dégradation conjointe des conditions de travail et de la qualité de service délivrée aux usagers à la fois. Qu’est-ce que tu penses de tout cela ?

Laurent : Cela correspond tout à fait à la situation que l’on connaît actuellement au sein de La Poste. On assiste aussi à un phénomène de précarisation de l’emploi. En même temps que la direction supprime des postes, elle met en place un recours forcené à de la main d’œuvre précaire : intérim, CDD, « contrat initiative emploi » [3]… Tout est bon pour faire travailler des gens à faible coût.

Nous sommes régulièrement confrontés à des témoignages de collègues qui subissent des humiliations, des insultes, du harcèlement… Malheureusement, les postiers soumis à ce genre de situations ne parviennent pas toujours à recueillir de témoignages, et l’on ne peut faire grand-chose sans preuves. On a donc des agents malades, et un taux d’absentéisme qui bat tous les records : les agents n’en peuvent plus, et restent chez eux sous médicaments.

Nous dénonçons systématiquement ces situations dans les instances de représentation du personnel, mais la direction est dans une posture de déni complet. Même quand les situations sont exécrables, la hiérarchie prétend que tout va bien.

Les pratiques dont tu témoignes, et les nombreux cas de suicides de postiers dont les médias se sont faits l’écho, font penser à la situation qui a existé chez France Telecom, avec la mise en place d’un management pensé pour « casser » les agents.

Laurent : Tout à fait. Nous sommes confrontés à une situation semblable. Et les cas de suicides qui sont médiatisés, avec un lien clair entre la situation de travail et le passage à l’acte, occultent les tentatives de suicides ou les suicides d’agents pour lesquels le lien avec le travail est moins évident à établir [4]. De plus, la souffrance au travail ne se réduit pas à la question des suicides. Et le climat social est tellement délétère à La Poste que cette souffrance, physique ou mentale, est la réalité quotidienne de nombreux postiers.

Si l’on peut se féliciter que la situation soit de nouveau médiatisée, il faut bien comprendre que ça n’est pas d’aujourd’hui. La mission Kaspar, conduite en 2012, faisait déjà suite à de nombreux cas graves, dont le suicide d’un cadre en charge de la communication du groupe – ce suicide a depuis été reconnu comme accident du travail [5]. On a alors tenté de nous faire croire que des mesures seraient mises en place, notamment sur le dialogue social, mais dans les faits rien n’a changé : les réorganisations entraînant des suppressions de postes et une intensification du travail ont continué.

Derrière tout cela, il y a une vraie politique d’entreprise : d’un établissement à l’autre, on retrouve les mêmes réponses, les mêmes comportements des managers. Ce ne sont pas les actes isolés d’un cadre plus mauvais que les autres.

S’agissant du dialogue social, la direction l’apprécie uniquement au regard du nombre de réunions effectuées. D’ailleurs, le terme « dialogue » est abusif : on n’y dialogue pas, on y reçoit seulement une information descendante. Même le terme « social » est exagéré ; il serait plus juste de qualifier ces démarches de « monologue commercial ». Aucune discussion n’est possible, la direction ne nous écoute pas. Nous, on peut juste constater qu’ils se sont radicalisés. Dans le contexte actuel, le rapport de force est de leur côté, et ils ne tentent même plus d’adoucir les angles. On nous explique clairement qu’il faut supprimer des emplois et fermer des bureaux de poste, « pour la survie de l’entreprise ».

Tu évoques la survie de l’entreprise. On n’est donc plus du tout dans une logique de service public, qui serait dégagé d’impératifs de rentabilité ?

Laurent : Absolument plus. Seule compte la rentabilité, comme je l’expliquais à propos de La Banque Postale et La Poste Mobile. Les missions de service public (service universel postal, accessibilité bancaire) sont mises à mal par les politiques engagées, notamment en raison des suppressions de postes. Même la distribution du courrier, on s’en fout : ce qui compte, c’est la distribution des colis, et la conclusion de contrats avec des acteurs comme Amazon.

D’après les informations que nous avons obtenues, dans le cadre de la renégociation du contrat qui lie l’État et La Poste, la direction du groupe cherche à se dégager de certaines obligations pour fermer plus facilement des bureaux. Dans les zones rurales, La Poste devait obtenir l’accord du conseil municipal pour pouvoir fermer un bureau : elle cherche aujourd’hui à avoir les coudées franches, ce qui nous fait craindre davantage de fermetures.

Même la distribution du courrier six jours sur sept est remise en question : la direction cherche à mettre en œuvre des solutions « optimisées », qui réduiraient le nombre de jours où le courrier serait distribué chez les usagers. On est loin des standards de distribution à J+1, on ne va pas de le sens du progrès. Tout tourne autour de la rentabilité, et le cœur de métier est ignoré. La qualité de service est également mise de côté, à moins qu’il ne s’agisse d’Amazon. Pour les entreprises, on aurait une distribution le jour même ; pour les usagers particuliers, une distribution certains jours seulement.

Et encore : dans la mesure où les politiques managériales remettent en cause la capacité à assurer les distributions dans les meilleures conditions, La Poste risque de ne pas pouvoir tenir ses engagements de qualité vis-à-vis de clients comme Amazon : elle aura tellement taillé dans les effectifs qu’elle ne pourra plus faire le minimum. La même stratégie se met en œuvre à La Banque Postale, où il est question d’aller vers les entreprises et les clientèles fortunées. C’est un choix qui ne va pas dans le sens des missions historiques de service public.

Ton propos va dans le sens de ce que disent les cabinets d’expertise dans leur lettre ouverte : « La direction de La Poste prend le risque de dégrader simultanément la qualité de service, la santé des travailleurs, mais encore la stratégie du Groupe qui souhaite pourtant capitaliser sur la confiance dont les postiers bénéficient auprès de la population, alors même que les conditions d’exercice qui l’ont rendu possible sont mises à mal ».

Laurent : C’est tout à fait ça. Pourtant, la direction reste dans le déni. Si je parle de radicalisation, c’est parce qu’auparavant, même si on pouvait connaître des formes de management très dures au niveau local – comme à Amboise ou à Tours-Marceau –, il y avait des pratiques beaucoup plus édulcorées au niveau du siège. Aujourd’hui, la direction ne veut plus rien entendre et passe en force sur tous les dossiers. Cette radicalisation au niveau managérial explique la situation de souffrance dans l’entreprise, et s’exprime notamment par une forte répression syndicale. Seule la lutte collective pourra nous sortir de tout ça.

Illustrations : Poste centrale, rue du Louvre, 1923.

Notes

[1La Poste Mobile, qui appartient au groupe La Poste, est un opérateur de téléphonie mobile virtuelle utilisant l’infrastructure du réseau SFR. La Poste Mobile achète des prestations auprès de SFR et les revend sous sa propre marque.

[2Ces cabinets interviennent dans les entreprises à la demande des élu-es du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, « en cas de risque grave constaté dans l’établissement ou de projet important modifiant les conditions d’hygiène et de sécurité ou les conditions de travail ».

[3Le contrat unique d’insertion - contrat initiative emploi (CUI - CIE) est « un contrat aidé dans le secteur marchand » pour lequel l’employeur peut toucher jusqu’à 500 euros par mois d’aide de l’État.

[4Dans un article daté du 17 octobre, le journal Le Monde parle de « neuf employés [qui] se seraient suicidés pour des raisons professionnelles depuis 2012 ». Le 17 juillet 2016, un facteur du Doubs s’est pendu à son domicile, laissant derrière-lui un courrier dans lequel il indiquait à propos de l’entreprise : « Ils m’ont totalement détruit ».