Entretien croisé avec des précaires de l’Université : flexibilité, Loi Travail, la même logique à l’œuvre partout

Christian et Emmanuelle sont enseignants à l’Université, mais précaires. Nous les avons rencontrés à la fac des Tanneurs, où ils assistaient à des conférences données par les étudiants mobilisés contre la loi El Khomri.

Pourriez-vous nous parler de vos conditions de travail au sein de l’Université de Tours ? Quelle est précisément votre situation ?

Christian : Je suis chargé de TD à l’Université de Tours, c’est à dire que j’effectue un faible nombre d’heures, sur un semestre uniquement. Je suis face à de petits groupes d’étudiants (une vingtaine à chaque fois). Je fais ces charges de cours depuis plusieurs années, mais pas forcément régulièrement.

Emmanuelle : Je travaille depuis quelques années pour une formation à distance, depuis chez moi. Je suis vacataire, mon poste consiste à suivre les étudiants de Master sur un parcours correspondant à une unité d’enseignement, pour lesquels ils rédigent une dizaine d’activités. Je suis rémunérée à hauteur de 1h30 par an pour le suivi global d’un étudiant. Dans cette heure et demie, je dois corriger les activités, les conseiller, animer le forum d’expression, compléter leurs itinéraires et valider les parcours. Les formations à distance sont un espace un peu à part dans la formation universitaire, mais représentent une niche pour les contrats précaires. Je signe des CDD chaque année, renouvelables…

Est-ce qu’il existe d’autres types de contrats précaires comme les vôtres ?

Oui, on a :

  • les chargés de cours : c’est le cas de Christian, payé un peu moins de 39 euros de l’heure (cela ne prend pas en compte le temps de préparation, de correction, qui peut équivaloir à 6 heures pour 1 heure de cours effectif). Les charges se limitent ici à des TD, voire des TP, exceptionnellement des CM (Cours magistraux). Ces contrats servent de bouche-trou, ils effectuent quelques heures, par ci par là.
  • les ATER (attachés temporaires d’enseignement et de recherche), qui sont au mieux des services à temps pleins, mais le plus souvent des mi-temps. Ils sont recrutés pour un an (renouvelable). Ils doivent assurer l’équivalent de 192 h par an, soit le service d’un Maître de Conférences, mais pas payés de la même façon ! Ils gagent autour de 1650 € par mois (à plein temps). Ils assurent un enseignement (cours), des TD, ainsi que l’encadrement des étudiants. Bien souvent il s’agit de doctorants en fin de thèse, voire de docteurs qui n’ont pas de postes de Maître de conférences.
  • les monitorats (ou service d’enseignement du contrat doctoral). Il s’agit de doctorants qui ont une allocation de recherche et qui donnent en plus quelques cours, leur permettant de compléter leur éventuel dossier de candidature aux fonctions de Maîtres de conférence.
  • les différents statuts de chercheurs qui englobent des non-enseignants, des IE (Ingénieurs d’Études), des IR (Ingénieurs de recherches), souvent employés à temps partiels, pour des salaires autour de 1300 € par mois. Ces personnes, souvent avec un Master sont véritablement les petites mains de la recherche française et sont les plus précaires. Contrats courts (un an), renouvelable cinq fois (car au bout de cinq ans et demi de contrat l’université devrait les embaucher en CDI). Ils sont jetés à la fin de cette période alors que se sont ceux qui parfois maîtrisent le mieux les projets des labos.

Quelle proportion représente ces contrats précaires au sein d’une Université comme celle de Tours ?

Nous ne pouvons pas citer de chiffres précis, mais pour exemple dans certains labos de recherche, il y a 1 ou 2 chercheurs « statutaires » (comme les ingénieurs CNRS) pour parfois 5 à 10 précaires. Selon le Bilan social 2012 de l’université de Tours, 35 % des agents travaillant à l’université de Tours est sous statut contractuel. Dans certains secteurs d’activité de l’université, à savoir la Recherche 81 % des personnels sont contractuels (chiffres de 2012). Et ces chiffres ne font qu’augmenter...

Quels sont les critères de cette précarité ? A quoi la reconnaît-on ?

La différenciation se fait à divers niveaux bien distincts. Bien sûr, il y a une différence salariale. Ensuite, cela varie quant au service donné à faire, pour dire simplement, les précaires prennent en charge les heures ou les charges dont personne ne veut, ou encore les groupes dont aucun titulaire ne veut, ou ne peut prendre en charge (en raison de services déjà surchargés).

Cette précarité résulte d’un manque d’embauche de postes statutaires, comme dans l’ensemble de la fonction publique. Les précaires font faire des économies aux facs et assurent une forte flexibilité. Ils sont l’autre outil de la flexibilité avec les heures supplémentaires (complémentaires, on dit à la l’université !) que prennent (en masse parfois) les personnels non précaires, aux dépens de véritables embauches.

De plus certains sont soumis à une gestion du personnel assez managériale. Par exemple, à l’Université de Tours, ils doivent signer une "charte des bonnes pratiques", ou peuvent subir des menaces concernant la reconduction de leur contrat. Il n’est pas rare que l’on fasse comprendre assez crûment aux précaires leur petite condition. Et on les oublie aussi.

Enfin dernier détail, qui a son importance : certains, comme les chargés de cours, voient leurs heures payées soit en janvier soit en juillet à l’issue du semestre. Avant, ils ne doivent donc pas manger il faut croire...

Comment l’organisation du travail fait-elle écho au projet de loi El Khomri ?

L’inversion de la hiérarchie des normes est en marche, d’une certaine façon. Si il y a des cadres référents (au mieux de maigres et peu protecteurs statuts), la crise fait qu’il y a plus de candidats que de postes. Le fait est renforcé dans l’Éducation Nationale et plus particulièrement à l’Université, par le développement de l’autonomie des établissements qui permet de créer des cadres locaux d’emplois. La mise en place du LMD a été une des pierres d’achoppement de cette flexibilité.

Pourquoi les dernières réformes de l’Université aggravent la précarité ?

D’une part, l’autonomie met en concurrence les universités les obligeant à assurer de « merveilleux » (et hypothétiques) rendements. D’autre part, individuellement, les précaires sont amenés à négocier (se présenter, faire bonne figure, rester sage…) auprès des enseignants statutaires ou des directeurs de labos pour assurer la reconduction de leur contrat. C’est cela… ou la porte. Et certains, il y a quelques années, n’ont pas été repris pour avoir dénoncer quelques dysfonctionnements institutionnels.

Quelle mobilisation observez-vous chez les précaires concernant le mouvement de contestation face à la loi travail ?

La mobilisation est très faible, à Tours comme ailleurs. En 2014, il y a bien eu un mouvement de précaire, à Tours comme dans d’autres universités, qui malheureusement n’a pas eu un grand succès (voir ci-dessous les différents portraits de précaires parus dans La Rotative à cette époque là).

Individuellement personne n’ose s’élever contre la généralisation de cette précarité. De plus, le fonctionnement de l’Université participe de la création de clivages, à une autonomisation forte des individus. Les précaires se connaissent peu d’une filière à l’autre, il n’existe pas de collectif qui les fédérerait.

Ce qui est plus grave, c’est que les enseignants statutaires ne sont pas mobilisés non plus, et ce pour des raisons finalement assez proches de celles des précaires. Ils sont aussi pris dans des jeux de dépendance. Comme dans l’ensemble de la société, les formes d’organisation collective périclitent, les syndicats au premier plan. Les organisations syndicales ne sont plus utilisées par les individus. Pour exemple, à Tours, la seule liste syndicale (affichée en tant que telle) a subi aux dernières élections universitaires un revers certain qui en est le témoignage le plus criant. Il faut dire que le syndicalisme est dans une position étrange à l’Université, puisque les syndicats aspirent à diriger la l’Université (c’est ça aussi l’autonomie), donc à gérer les ressources humaines et à s’accommoder de la pénurie des moyens...

Enfin, il y a des raisons plus sociologiques, liées à la culture universitaire, à la (prétendue) position sociale des enseignants. Dans l’enseignement supérieur en particulier, il y a peu d’engagés, mais beaucoup de « dégagés » ! Outre des questions d’égo (parfois surdimensionnés….), les enseignants pensent soit être protégés de la situation, soit pouvoir encore la dominer. C’est un grand classique, mais quelle erreur !

Les enseignants en poste fixe ne perçoivent pas suffisamment qu’ils sont aussi la cible de la flexibilité générale. Il faut dire que certains tentent surtout d’en profiter en tirant la couverture à eux… L’Université continue à penser qu’elle est un monde à part, protégé des turpitudes du réel (NDLR : ce n’est pas une contrepèterie). L’autonomie des établissements – et les conditions financières qui vont avec – ne va pas tarder à les rattraper. D’ailleurs, déjà on observe le gel des postes de MCF ou de profs, au profit… des précaires.

Comment les étudiants en grève vivent ce désengagement des enseignants ?

Dans le mouvement de contestation actuel, les étudiants mobilisés, et qui ont bloqué en partie l’Université la semaine dernière, regrettent l’absence des enseignants de tout poils. Il y a les enseignants qui sont pour la loi travail, soit, mais il y a aussi ceux qui sont contre et qui ne s’investissent pas dans la lutte collective, dans ce mouvement qui devient citoyen. Il y a sans doute là l’expression d’une véritable rupture générationnelle qui n’a jamais été aussi grande entre les étudiants et les enseignants. Il n’y a que très peu de dialogue, finalement. On retrouve une situation pré-68.

Est-ce nouveau ce désengagement des enseignants ?

Non, a priori, ça ne l’est malheureusement pas. Les structures de l’Université sont très féodales. Le mandarinat dénoncé déjà en 1968 n’a jamais totalement disparu. Il y a des processus de subordination qui jouent à plein. Cela se traduit notamment par ce que l’on pourrait appeler les jeux de carrières. Exemple : le précaire, qui a une thèse, cherche à être qualifié (par le CNU, les instances de la recherche) puis recruté Maître de Conférence, par un concours qui demeure une « simple » cooptation, basée sur la « renommée » et un jeu d’appuis potentiels qu’il faut avoir. Dans la plupart des cas, le « résultat » du concours est connu à l’avance (mais on entretien le mythe). Le maître de conférence, lui, doit, pour poursuivre sa carrière, non seulement se soumettre au jury de l’HDR (Habilitation à diriger des recherches), mais aussi au jury de recrutement pour devenir professeur, dans les même conditions finalement que les docteurs qui cherchent un poste de Maître de conférences. Enfin les professeurs, pourtant bien en poste, frayent auprès des Universités les plus renommées pour s’y intégrer, asseoir leur réputation, ou cherchent des postes administratif à hautes responsabilités (doyens, président d’université, recteur...). Et pour finalement ne plus enseigner ni faire de la recherche.

Mais tout cela donne une grande cohésion au système, basé sur le couple subordination/ascension professionnelle. C’est pleinement l’expression de ce que La Boétie appelait « la servitude volontaire » (il y a près de cinq cents ans, c’est pas neuf pourtant !). Et c’est bien loin de l’idéal républicain dont on nous bassine les oreilles (en particuliers dans le monde de l’éducation). A moins que ce soit ça, justement, le mérite républicain… le droit pour tous de participer à une telle hypocrisie sociale. Le système développe un véritable parcours du combattant (profondément intériorisé par les combattants) au sein de multiples lieux de pouvoirs. C’est pourquoi aussi cette « élite » aujourd’hui en prend un coup dans la figure et ne comprend pas bien ce qui se passe, enkystée dans une néo-féodalité contemporaine. Que d’énergie perdue (et gâchée) !

Le tableau que vous brossez est assez noir, il semblerait que la précarité soit presque un mode de fonctionnement normal au sein des Universités…

En définitive, tout le monde est précaire à l’Université, ou du moins tout le monde est dans une situation précaire. Certains par leur statut subissent cette précarité, d’autres l’entretiennent de par leur carriérisme ; c’est un monde d’entre deux, d’instabilité chronique… et qui repose sur un espoir de réussite et de reconnaissance (intellectuelle) qui est en train de voler en éclat, tant face au capitalisme néolibéral (qui a bien d’autres « valeurs ») que face à la reconquête de la parole qui s’opère à travers les Nuits debout. Bon certes, c’est un peu noir. Heureusement il y a aussi des gens qui en refusent tout cela. Il faut leur reconnaître un certain mérite car ils sont dans un monde impitoyable. Mais ils ne sont pas nombreux…

Peut-on espérer que cette précarité diminue un jour ?

Il suffirait de peu de choses pour que le système s’écroule. Par exemple, un refus systématique de toutes les heures supplémentaires mettrait du jour au lendemain le système à plat. Et c’est valable dans toute l’Éducation Nationale. Les universités devraient alors embaucher des dizaines de personnes montrant ainsi le manque criant de Maîtres de conférences et Professeurs des Universités. Du jour au lendemain, il pourrait y avoir blocage total sans même faire la grève ! Des centaines d’étudiants se retrouveraient sans cours ce qui montrerait le scandale. Et surtout cela créerait une inversion du rapport de force sans précédent au sein de la structure universitaire. Pour l’instant, c’est le système de subordination, bien réglé, bien tenu, qui assure à l’université un parfait très mauvais fonctionnement. Lui aussi, alors s’écroulerait…

Ce qui est inquiétant, c’est que dans le reste de l’Éducation Nationale, alors même que ce type de subordination n’existe pas (ou très peu), on aurait pu s’attendre à une plus forte mobilisation... or, elle est tout aussi faible…

Illustration : photo de la fac de Tours, 1976, par A. Arsicault. Crédits : Atelier photographique des Archives départementales d’Indre-et-Loire.

P.-S.

Témoignages de précaires de l’enseignement supérieur

En 2014, à l’appel du (feu) collectif des précaires de l’Université de Tours, cinq "portraits de précaires" ont été publiés sur La Rotative. Vous pouvez les (re)lire pour mieux comprendre les conditions de vie des contractuels :

  • Marc, enseignant-vacataire, donne 380h de cours par an pour moins de 900€/mois.
  • Thomas, doctorant et ancien ATER payé 6 mois pour bosser toute l’année.
  • Sandra, secrétaire en colère.
  • Lucile, enseignante-vacataire, 4000€ de revenus annuel et aucun droit chômage (portrait rédigé par le collectif des vacataires de Lyon 2)
  • Sophie, enseignante-vacataire à Tours, l’équivalent d’un temps plein de maître-de-conférences pour 750€/mois sur 10 mois.