Entretien avec Maria Candea : « Le langage est politique »

Quoi de plus normal que d’interroger politiquement un objet politique, le langage ? Oui, un objet politique, historique et social. Sait-on assez que le masculin ne l’a pas toujours emporté sur le féminin ? Que l’Académie française, qui assure décréter ce qu’est le « bon français », est pour l’essentiel composée d’absentéistes ? Une interview de Maria Candea linguiste à Paris 3 parue dans la revue Ballast.

On a tendance à penser la langue comme apolitique et anhistorique : peut-être est-ce l’une des raisons qui nous conduit à ne pas prendre la mesure de toutes ces manipulations ? »

Oui. On ne connaît pas l’histoire de la langue ni celle de la normalisation de la langue. Ce n’est absolument pas enseigné à l’école et on en voit les effets — par exemple avec les croyances au sujet de l’orthographe. Les gens pensent sincèrement que « la langue de Molière » est la même que la nôtre, que si on fait une réforme de l’orthographe on va déformer « la langue de Molière ». Alors que Molière, comme Racine, c’est retranscrit, c’est retraduit. Il y a eu plusieurs réformes de l’orthographe depuis les éditions de la fin du XVIIe, qu’on peut retrouver sur Gallica. Ce qui a changé, c’est le vocabulaire, en partie, la syntaxe, un peu, mais surtout l’orthographe. Elle était très différente au XVIIe siècle : pas de différence entre le u et le v, pas de circonflexe, l’usage des tildes pour noter les nasales…

L’orthographe est historique, mais serait-elle aussi politique ?

Oui. Il y a toujours eu plusieurs variantes orthographiques en concurrence dans les usages, mais la tradition de l’Académie française a toujours été de choisir les variantes les plus difficiles. C’était un choix nettement politique et élitiste ; il s’agissait de choisir les variantes les plus éloignées de l’écriture « des ignorants et des simples femmes », qui avaient très peu accès à l’éducation scolaire et qui écrivaient de manière plus proche de la prononciation. Pourtant, le courant « phonétiste », qui plaidait pour une écriture proche de la prononciation, a existé dès le XVIIe siècle, y compris parmi les premiers académiciens, mais il n’a jamais réussi à s’imposer. Pendant longtemps, l’écriture a été dissociée de l’orthographe. On apprenait d’abord à écrire et puis ensuite, éventuellement, à « mettre l’orthographe » en lien avec l’étude du latin et du grec. À l’époque, jusqu’au XIXe-XXe, l’orthographe n’est vraiment pas destinée à tous : c’est une pratique de distinction sociale. Cela a posé beaucoup de problèmes quand, à la fin du XIXe, avec la démocratisation de l’enseignement, il s’est agi d’enseigner à tout le monde quelque chose qui avait justement été inventé pour ne pas être pour tout le monde. On souffre actuellement de cette situation-là dans l’enseignement, par rapport à d’autres langues romanes comme l’espagnol, dont l’orthographe respecte bien davantage la prononciation et non l’étymologie.
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(...) Pourquoi existe-t-il encore tant de personnes hostiles à des réformes de l’orthographe ou à la féminisation de certains termes ?

Parce que ces personnes ne savent pas que les langues figées sont des langues mortes ! Et que le français n’est pas un « génie » qui serait aujourd’hui en danger, mais tout simplement un ensemble de pratiques socialement codifiées. Parce qu’on leur dit que la valeur de la langue française est dans l’orthographe. Parce qu’elles ne connaissent pas l’histoire de la langue, des langues. Parce qu’elles pensent qu’avec une orthographe proche de la prononciation, on ne pourrait pas avoir une pensée complexe ! Il suffit pourtant de leur rappeler qu’il existe une littérature extraordinaire en espagnol… Pour la féminisation, c’est pareil, il suffit d’enseigner l’histoire de la langue pour se rendre compte qu’il y a eu plusieurs vagues de masculinisation du français fondée sur des raisons politiques et profondément sexistes, raisons souvent contestées et parfaitement réversibles. On devrait enseigner que la fameuse règle « Le masculin l’emporte sur le féminin » n’est pas du tout une règle universelle. Ce mythe du masculin comme neutre, qui l’emporterait donc sur le féminin, a émergé au XVIIe siècle. C’est une invention ; contrairement à l’allemand ou à l’anglais par exemple, il n’y a pas de neutre en français. Au moment de cette réforme, à l’âge classique, il y avait des règles concurrentes, beaucoup de variations, et cette règle du « masculin l’emporte » a mis beaucoup de temps à s’imposer.

Les autres règles, comme celle de la proximité, qui implique l’accord en genre et nombre avec le terme le plus proche, étaient encore en vigueur : on retrouve des exemples de cette règle dans Racine — « Surtout j’ai cru devoir aux larmes aux prières / consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières » (Athalie). Cette règle de la proximité existe dans d’autres langues romanes, en portugais, en espagnol, où on trouve encore de la variation. On prend la règle du masculin qui l’emporte sur le féminin comme une règle instituée depuis toujours alors qu’énormément de gens ont trouvé ça absurde et ont résisté contre cette masculinisation forcée, comme l’explique Éliane Viennot dans son ouvrage [1]. On peut citer par exemple Madame de Sévigné, qui rétorquait : « Vous direz comme il vous plaira […] mais pour moi, je croirais avoir de la barbe au menton si je disais autrement. » Le problème, c’est qu’aujourd’hui on fait confiance à des institutions, à des dictionnaires, sans chercher à comprendre comment sont prises les décisions en matière de normalisation du langage. Qui décide de ce qui est correct et selon quels critères ? Nous devons nous saisir du langage ; c’est un enjeu de lutte symbolique. Si ça te paraît important, puisqu’on dit vendeuse, qu’on dise aussi chirurgienne ou professeure, alors il faut se battre pour que cela soit accepté par tous les dictionnaires.
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Lire l’ensemble de l’entretien sur le site de la revue Ballast.

Notes

[1Éliane Viennot, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française, Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2014.