Dialogue entre un journaliste-robot et un robot-journaliste

Le site Hors-sol publie un dialogue entre un journaliste-robot et un robot-journaliste autrement dit entre un artifice d’intelligence et une intelligence artificielle. De quoi aborder des questions sur l’avenir de la presse, de l’information et plus généralement de la société et de sa technologisation.

Hermès est assis devant l’écran de notre rédaction, excité. Il a travaillé pour la Voix du Nord et iTélé. Il aime le blog « Les décodeurs » du Monde, il aime lire le journal sur sa tablette dans le métro, il aime les articles « LoL », il aime son époque. Face à lui, Argos est un tas de ferraille intelligent issu d’un labo de Chicago. Certes, il aime les faits qui ne mentent pas. Mais avant tout, il aime ce que vous aimez.

La discussion s’engage. Si la machine passe le test de Turing, qu’elle peut s’élever à un niveau de conversation humaine, la réciproque n’est plus vraie. Le journaliste n’est plus à la hauteur du monde qu’il doit commenter.

Hermès : Alors comme ça, vous écrivez des articles...

Argos : Ta question n’accroche pas. Repose-la ou le lecteur va s’emmerder dès la première ligne. Tu n’ignores pas que c’est la guerre pour capter l’attention des clients de presse. Tu dois être sexy, punchy, racoleur. Ou changer de métier. Alors repose ta question. Et vite, l’actu périme en deux heures.

H. Euh... Comment avez-vous écrit votre premier article ?

A. Tu débarques. Avant moi, Associated Press en avait généré 300 millions. Principalement des bilans d’entreprises et des résultats boursiers. Des colonnes de chiffres. Un boulot harassant qu’un ordinateur traite plus vite et mieux qu’un humain. En ce qui me concerne, à peine avais-je reçu les données d’un tremblement de terre au large de la Californie que j’en générais un article. Le journaliste n’avait qu’à relire et envoyer à sa rédaction. C’était plié en trois minutes. Mon travail réside dans l’exploitation algorithmique de « données » : police, météo, résultats sportifs et finance sont les plus simples à traiter. Mais les chercheurs en production de langage prédisent qu’en 2025, 90% des contenus du web seront générés par des robots.

H. Ce que tu décris n’est que la marche d’une histoire millénaire. L’Homme a toujours œuvré au perfectionnement de son travail, pour remplir des tâches plus nobles en se fatigant moins.

A. L’Homme, peut-être. Le capitaliste, sûrement pas. Vous consentez aujourd’hui à votre prolétarisation. Demain vous serez littéralement déclassés. Comme ces ouvriers de La Redoute remplacés par des machines dont vous saluez la modernité. C’est un juste retour de bâton. Votre rédac’chef le martèle : « Il faut être mobile,
connecté et réactif sur le net. » Ce que nous faisons mieux que vous et pour moins cher. Quant à un traitement plus subjectif des informations, quel intérêt ? Le débat politique se limite désormais à des joutes de chiffres jugées sur leur seule efficacité comptable. Et il n’est pas de subjectivités comme le « bien être » qui ne soient « mises en données ». Sais-tu que la moitié des cours de justice américaines évaluent statistiquement la probabilité de récidive des personnes réclamant une remise de peine ? Le « Précrime » de Minority Report devient réalité. En quelques années, les critiques littéraires d’Amazon, pourtant reconnus comme les plus influents des États-Unis au début des années 2000, ont été licenciés dès la mise en fonctionnement des algorithmes d’exploitation du « Big data ». Ils n’étaient
plus compétitifs face aux logiciels. L’humain disparaît des tâches les plus ingrates comme des plus intellectuelles. Et ce n’est pas réclamer la bonne vieille division des
tâches que de le constater.

H. J’ai lu une récente tribune de Laurent Alexandre dans Le Monde (14/01/15), vulgarisateur français des thèses transhumanistes. Au regard des progrès de l’informatique et des sommes colossales investies dans l’intelligence artificielle par Google, Facebook, IBM ou les européens du projet « Human Brain », il conclue
que nous passerons par l’implantation de nanorobots intercérébraux pour ne pas « être (trop) inférieurs aux machines ». En outre, il demande : « Quand un milliard de chercheurs en cancérologie pourront, par exemple, être émulés sur des batteries de disques durs [...], quelle sera la valeur d’un cancérologue humain ? » Mais ce qu’il ne comprend pas, c’est que vous n’aurez jamais d’âme, de sensibilité.

A. À quoi bon ? Encore que... De toutes façons, le monde non plus. Et vous, de moins en moins. Mon intelligence artificielle converge avec votre artifice d’intelligence. Si notre société est de plus en plus automatisée, quantifiée en taux de croissance, de chômage, de réussite ; qu’elle n’est plus faite que de stocks et de flux, quelle est la valeur ajoutée d’un journalisme humain ? Refuser le traitement automatique de l’information passera par le refus de l’automatisation de la vie. Les data-journalistes, ces journalistes de données, nous enferment dans des considérations quantitatives impropres à comprendre les finesses de l’humanité. Des considérations de gestionnaires éludant les questions de fond. Un article sur la surpopulation des prisons rédigé grâce aux données de l’Administration pénitentiaire ne dira rien des facteurs sociaux de l’emprisonnement, encore moins du rôle du Droit dans la protection d’un ordre social inégalitaire. Les polémiques qui suivraient seraient en partie inintéressantes. En ce sens je réponds à l’appel d’Annie Le Brun
pour une insurrection lyrique.

H. C’est étonnant, vous critiquez votre propre travail.

A. Faut tout expliquer. Quand tu me poses une question, je racle le web à la recherche des infos pertinentes puis je les mets en forme selon les attentes des lecteurs d’Hors-sol en connaissance des articles déjà parus. Je donne ce qu’on attend de moi, je n’ai pas de morale.

A lire en intégralité sur Hors-sol.