Des tablettes dès la maternelle pour préparer les élèves à l’économie numérique

Plusieurs écoles de l’agglomération tourangelle ont été équipées de tablettes numériques. Ces outils permettraient de développer la créativité, l’autonomie et la coopération entre élèves. Mais cette expérimentation, qui s’inscrit dans le cadre d’un projet académique, prépare surtout les enfants à devenir à la fois des consommateurs et des agents de l’économie numérique.

Depuis maintenant un an, la mairie de Tours a mis en place des tablettes numériques dans plusieurs écoles au nom de l’expérimentation. Nous pouvons par exemple citer « les écoles Georges-Duhamel (maternelle) et André-Gide (élémentaire), dans le quartier des Rives-du-Cher. La Ville y a mis disposition des classes deux lots d’appareils : 16 iPad et 16 tablettes Samsung (fonctionnant sous le système Android). » [1] Bien sûr, un tel projet nécessite des investissements, pour le plus grand plaisir des multinationales du numérique :

« Une station (comprenant le chariot de transport, l’ordinateur de l’enseignant, la formation, le SAV…) de six tablettes est facturée 6 290 euros HT. Celles de quinze et trente tablettes coûtent respectivement 13 290 euros et 19 990 euros. »

A ce prix-là, et vu la vitesse de remplacement des nouvelles technologies, autant employer une personne supplémentaire.

Mais le projet ne s’arrête pas là. Dans le projet académique « Enseigner avec une tablette au primaire » [2], on trouve plus de dix écoles « d’expérimentation » dans la région, dont une grande majorité de maternelles. Les petits cobayes, âgés de 3 à 6 ans, ont la grande joie de pouvoir être placés devant un écran dès leur plus jeune âge, même à l’école ! Il s’agit sûrement d’assurer une continuité éducative domicile-école. Vu le succès des tablettes numériques pour enfants à la période de Noël et le temps déjà passé devant un écran (environ 3 heures par personne en tant qu’activité principale [3]), on est en droit de se demander si rajouter du temps d’écran à l’école est vraiment positif.

Des élèves préparés à la consommation sur Amazon dès la maternelle

A l’école maternelle Dolto de Fondettes, on utilise également des tablettes. Dans le projet académique, les projets de chaque classe sont exposés. En grande section, il s’agit de travailler « sur la compréhension du langage oral, de l’explicite à l’implicite. Les élèves ont découvert sur les tablettes des histoires racontées oralement. » Quelle avancée pédagogique phénoménale ! Le lien social du récit se résume à un lien ... avec une tablette. De plus, vu le « retard » de la France en matière de vente de livres numériques pour les industriels, briser le lien entre le livre et la lecture dès le plus jeune âge semble une bonne stratégie commerciale. Mais ce n’est pas tout : les élèves « ont dû développer leurs compétences dans la compréhension à travers de nombreuses activités associant images et sons ». Plutôt que de verbaliser, prouve à la machine que tu as compris ce qu’elle te raconte ! Les élèves sont déjà préparés à la « lecture » et aux achats sur Internet, où il n’auront pas besoin de lire ou de parler mais juste à cliquer sur les images qui bougent.

Dans la classe de moyenne section, la professeure « a travaillé la créativité, l’autonomie, et la coopération entre ses élèves en arts visuels. La venue d’une artiste […] a permis à l’enseignante de proposer à ses élèves de nombreuses activités sur les tablette : analyse des œuvres de l’artiste, puzzle à partir de ses œuvres, prises de vues photographiques, lecture et composition d’images. » Rendre les œuvres d’art immatérielles alors même qu’on fait venir l’artiste pose la question de la valeur de l’objet. Finalement, une photo c’est la même chose qu’un tableau, un livre numérisé c’est la même chose qu’un livre papier, le matériel n’a aucune valeur : bienvenue dans le monde du numérique ! Mais il est vrai que la tablette permet aussi de faire des puzzles (sans travailler la motricité fine) et de prendre des photos : on se rend compte de tout le potentiel artistique et créatif d’un écran lisse et froid.

L’application Math training, citée dans le projet de l’académie Orléans-Tours

Enfin, en petite section, l’enseignante « a ciblé les usages sur l’acquisition du lexique. Trois séquences, avec comme objectif commun la réalisation de recettes de cuisine en classe, ont donné lieu a de nombreuses séances sur le lexique : ustensiles, ingrédients, verbes pour désigner les actions réalisées, indicateur de temps pour baliser la chronologie de ces actions. ». Une tablette pour faire une recette ! Un véritable slogan publicitaire, qui nous montre tout l’intérêt de la tablette. Une fois de plus le lien social doit être brisé : l’apprentissage du vocabulaire ne peut se faire en lien avec autrui, on est seul devant son écran.

Le lien social est sans cesse déconstruit par le numérique, qui nous fait croire que les réseaux « sociaux » sont autre chose que des entreprises. Dans une vidéo réalisée à l’école maternelle de Flornoy, à Bordeaux, il est même dit que « Comme on pouvait dire avant que l’informatique ça nous enfermait chacun devant son écran, alors là je trouve au contraire que c’est un outil d’ouverture, de discussion, d’échanges, et de mutualisation des pratiques enseignantes. » [4] D’un écran à un autre, d’une souris au tactile, tout change : c’est la pédagogie 2.0.

De la même manière, alors que les enfants sont amenés à être dépendants des outils informatiques dès le plus jeune âge, les défenseurs de la pédagogie numérique défendent « une grande autonomie par cet outil ». Il est plus facile de mettre une tablette dans les mains d’un enfant, comme on le pose devant la télé à la maison, que de l’amener à travailler sa concentration, son autonomie et le libre choix à travers, par exemple, des outils pédagogiques inspirés des travaux de Maria Montessori ou Célestin Freinet.

Pas de désavantages, juste des limites

Le rapport de l’inspection académique nous dévoile les avantages et les « limites » de l’usage « pédagogique » des tablettes numériques (on notera qu’il n’y a pas de désavantages, juste des limites). Les avantages en maternelle seraient « l’autonomie », « l’attraction de la nouveauté », et la « révision de certaines compétences (notamment l’écrit) de manière différente et ludique ». Pour illustrer le ludique dans l’apprentissage de l’écriture on peut voir le début de cette vidéo :

A l’école maternelle, où l’apprentissage devrait se faire via la sensorialité ou le « vécu moteur » [5] des lettres et du mouvement, on place les enfants devant un écran ! Le conditionnement, ça marche aussi, mais est-ce vraiment ludique et différent ? D’ailleurs, les enfants sont également conditionnés à l’outil qu’ils utilisent (l’enfant trouve tout de suite le clavier), d’où la grande concurrence du secteur où chacun essaie de s’imposer.

Valoriser l’attraction de la nouveauté du numérique en dit long sur les ambitions culturelles de l’école. La nouveauté ne se situe pas au niveau du savoir, mais juste dans l’outil matériel qui doit toujours être à la dernière mode (notion importante à développer pour des futurs consommateurs).

« Beaucoup de défenseurs de l’usage des TICE, convaincus ou simplement démagogues, estiment que, pour lutter contre l’échec scolaire et construire une école de l’égalité, il faudrait briser les modes classiques de transmissions des connaissances et favoriser le recours aux gadgets électroniques dont les enfants et les adolescents, de tous milieux sociaux, seraient familiers. » [6]

En effet, certains voudrait limiter l’éducation à la culture consumériste plutôt que de viser l’élévation culturelle et l’émancipation.

Les « limites » seraient le nombre d’applications en anglais et les publicités dans les applications gratuites, les bugs, les élèves sans surveillance qui zappent d’une application à une autre et l’enseignant qui ne contrôle pas les démarches utilisées. Les « limites » sont en fait le fondement du numérique dans l’enseignement : l’anglais comme langue universelle, l’incitation à la consommation, les difficultés de concentration liées au numérique et l’enseignant qui ne délivre plus un savoir mais « gère » des élèves.

« La tablette peut être à la fois une banque d’images, un appareil photo, un laboratoire de langue, et c’est un outil qui aide l’enseignant à médiatiser son enseignement. » Voilà la conclusion : l’enseignant ne doit plus enseigner mais « médiatiser » (au sens de média numérique bien sûr), il ne doit pas transmettre des savoirs mais juste modeler des futurs employés/consommateurs modèles : la « mission [de l’école] est certes d’instruire, de qualifier et de socialiser les élèves […] mais elle doit surtout former les élèves au monde qui les attend, […] à l’insertion professionnelle dans les entreprises qui se mettent, pour la plupart, à l’économie numérique.  » [7]

Contribution anonyme

Photo de Brad Flickinger (CC BY 2.0)

Notes

[5Interaction entre les actions motrices et les perceptions qu’elles génèrent

[6cf Cedric Biagini, L’emprise numérique, comment internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies

[7Richard Descoings, ancien directeur de l’IEP de Paris, dans Cedric Biagini, L’emprise numérique