Coordination Pas Sans Nous : dans les quartiers populaires, « remplacer la violence par de la conflictualité »

Depuis 2013, une centaine de personnes, responsables associatifs et acteurs de terrain, se sont réunies au sein d’une coordination qui se présente comme un « syndicat des quartiers populaires ». Rencontre avec l’un de ses membres, qui habite à Joué-lès-Tours [1].

La coordination « Pas sans nous » trouve ses origines dans les émeutes de 2005. Tu peux revenir sur son histoire ?

En 2005, suite aux révoltes qui ont répondu à la mort de Zyed et Bouna, Mohammed Mechmache crée un collectif nommé ACLEFEU [2]. Il se dit qu’il n’est plus possible d’aller de crise en crise, et que les habitant-es des quartiers populaires sont les mieux placé-es pour parler de leur réalité. Mechmache va réaliser un tour de France pour dresser un cahier de doléances en recueillant la parole des habitant-es. Mais quand il est allé présenter ce travail à un ministre, il lui a été demandé de laisser son rapport à l’accueil du ministère...

Mechmache s’est alors allié à une universitaire travaillant sur les questions de la participation des habitant-es et d’empowerment [3], Marie-Hélène Bacqué. François Lamy, ministre de la Ville du gouvernement de Jean-Marc Ayrault, va leur commander un rapport. Mechmache et Bacqué vont refaire un tour de France pour recueillir des témoignages d’habitant-es des quartiers populaires, de membres d’associations, etc. Ils sont notamment passés à Joué-lès-Tours, pour collecter doléances et propositions.

Ce travail a donné naissance à un nouveau rapport contenant 31 propositions. Une centaine de responsables associatifs et d’acteurs de terrain des quartiers populaires ont été invités à critiquer, amender, corriger ces propositions. Et il a été décidé de considérer la question du droit de vote aux étrangers non-communautaires aux élections locales non pas comme une proposition parmi d’autres, mais comme une condition préalable de la participation citoyenne. C’est un engagement de campagne du candidat Hollande. On réclamait donc que cet engagement soit tenu. La centaine de participant-es à la conférence qui s’est tenue en juin 2013 se sont accordés pour dire que le rapport ne contenait pas 30+1 mesures, mais 1+30 mesures.

Le rapport est disponible ici :

Toutes les questions qui traversent notre société ont été abordées au cours de cette « conférence citoyenne » de juin 2013. Ça a été deux journées de folie. Il y a notamment eu de grosses empoignades autour du terme « laïcité » ; certains estimaient que la question de l’islamophobie devait avoir une place centrale dans le rapport, d’autres étaient plutôt dans une posture de déni face à cette question. A l’issue de ces deux jours, on s’est dit qu’il était indispensable de rester en contact, et on a monté la coordination « Pas sans nous ».

Évidemment, une fois le rapport rendu au ministre de la Ville et passé à la moulinette législative, il n’en est rien resté, si ce n’est l’idée de créer des « tables de quartier ». Cela consiste à monter, dans tous les quartiers populaires, une instance reconnue par les autorités locales (préfecture, mairie) qui pourrait participer aux réflexions sur les politiques de la ville. La loi prévoyait donc que, dans toutes les villes où il existe un « quartier prioritaire », la signature du contrat de ville soit subordonnée à la création et à la reconnaissance d’un « conseil citoyen » (qui a été le nom retenu pour désigner les tables de quartier).

Les « contrats de ville » sont la déclinaison de la politique de la ville élaborée au niveau national.

Ces conseils citoyens prévus par la loi correspondent-ils à une dynamique qui existe dans les quartiers populaires, ou est-ce que ce seront des instances créées d’en-haut ?

La loi prévoit que les dynamiques existantes soient reconnues. Là où il n’existe pas de dynamique, il n’est pas possible de décréter de la participation. Par endroits, une dynamique existe mais la mairie s’y oppose. Dans d’autres villes, les mairies ne semblent pas hostiles aux dynamiques existantes mais ne savent pas comment appréhender cette manière nouvelle de travailler. On rencontre de nombreux cas de figures.

Y a-t-il des villes dans lesquelles les collectifs de quartiers refusent de marcher main dans la main avec la mairie, parce qu’ils ne se font plus d’illusions sur ce type de démarches ? Des habitant-es mobilisé-es pour faire vivre leur quartier et porter une expression propre peuvent très bien refuser le jeu institutionnel.

On n’a pas de cas de ce type. Généralement, il y a une forme de dialogue établi avec les instances en place. Cela dit, il y a parfois de fortes oppositions entre les collectifs de quartiers et les élus sur l’application de la nouvelle loi. Par exemple, cette loi prévoit que certains membres des conseils citoyens soient tirés au sort parmi les habitant-es. Sur quelle liste effectuer ce tirage au sort ? Certaines mairies ont voulu utiliser les listes électorales, ce qui éliminerait de nombreux habitant-es. Donc sur le terrain, certains collectifs se bagarrent avec leurs mairies pour élargir le champ du tirage au sort.

L’idée est que les conseils citoyens comprennent un nombre égal d’hommes et de femmes, avec un collège d’habitant-es, un collège d’associations et acteurs de terrains, et un collège de personnes tirées au sort. Ces conseils doivent aussi garantir une bonne représentativité en termes de générations.

La campagne des départementales a mis un gros coup de frein à la dynamique ; les élu-es attendaient de voir ce qui allait se passer. Dans certaines villes, c’est déjà une catastrophe, certains maires ayant décidé de détourner le dispositif. La coordination « Pas sans nous » essaye de proposer des solutions et de susciter des échanges.

Pour l’instant, comment la mobilisation des habitant-es prend-elle forme ? Comment s’exprime-t-elle ?

En matière de participation, les quartiers populaires sont par terre. Certains quartiers ont tellement morflé qu’il n’y a plus de dialogue. En même temps qu’on proposait ces conseils citoyens, il a fallu engager un travail de dialogue entre associations et de définition d’objectifs communs.

Lors d’une réunion à Narbonne, la coprésidente de la coordination « Pas sans nous », Nicky Tremblay, déclarait : « Pour [les élu-es], la participation c’est nous consulter, pour nous c’est construire ensemble ». Penses-tu que les conseils citoyens auront une réelle marge d’action sur les politiques publiques, et en particulier la politique de la ville ? Vu la manière habituelle qu’ont les élu-es de traiter les questions de participation, n’y a-t-il pas un risque de frustration des habitant-es ?

La démarche qui se met en place est nouvelle, et vise à mettre en place un nouveau rapport entre habitant-es et élu-es. Il va falloir acquérir une nouvelle culture, tester un nouvel outil. Évidemment, on ne sait pas encore comment les conseils citoyens pourront avoir un impact sur les politiques publiques. Les habitant-es devront s’approprier cet outil. Mais ce n’est que le début, et il faudra des années pour que ça prenne. La défiance envers le politique est énorme, mais on ne peut pas se plaindre si l’on déserte le terrain. Il faut remplacer la violence par de la conflictualité.

On est en train de travailler à la création d’un « fonds d’interpellation citoyenne ». Ce fonds viendrait financer des projets et des actions émanant des habitant-es des quartiers populaires et qui ne trouvent pas de financement via les circuits classiques. Il pourra par exemple s’agir de financer des expertises pour appuyer l’expertise d’usage des habitant-es d’un quartier qui s’opposent à un projet d’aménagement de la mairie. Face aux urbanistes, aux architectes et aux juristes d’une mairie, les habitant-es sont souvent démuni-es. L’idée, c’est que ce fonds d’interpellation citoyenne soit abondé via un prélèvement de 10 % sur le montant global de la réserve parlementaire [4] et un prélèvement de 1 % sur les sommes allouées aux partis politiques.

Le parquet a demandé la relaxe des deux policiers poursuivis pour « non-assistance à personne en danger » après la mort de Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois en 2005 [5]. Cette relaxe ne va-t-elle pas encore faire reculer la confiance des habitant-es des quartiers populaires vis-à-vis des institutions ?

Il faut faire évoluer la relation des habitant-es avec la police. On ne peut pas continuer comme ça. Les policiers ne peuvent pas être systématiquement mis hors de cause, comme c’est le cas actuellement. C’est invivable, et chaque relaxe est vécue comme un coup de couteau par les quartiers. La coordination « Pas sans nous » propose notamment que la police vienne régulièrement dans les quartiers pour rendre compte de son action auprès des habitant-es. Les conseils citoyens pourraient être l’espace approprié. Cela permettrait à la police d’entendre ce que les habitant-es ont à leur reprocher, en dehors du contexte d’un contrôle d’identité. Sinon, nous irons de révoltes en révoltes.

P.-S.

A Tours, les conseils citoyens sont en train d’être mis en place sans qu’aucune publicité n’ait été faite autour du dispositif (cf point 54 du dernier conseil municipal). Une bonne manière de s’assurer que les habitant-es des quartiers populaires ne s’approprient pas l’outil.

Notes

[1Entretien réalisé en avril 2015

[2Mechmache a été candidat sur une liste Europe-Écologie-Les Verts aux élections européennes de 2014, et pourrait rempiler pour les régionales...

[3L’empowerment désigne la capacité des individus et des collectivités à agir pour assurer leur bien-être ou leur droit de participer aux décisions les concernant. Voir « Empowerment » : généalogie d’un concept clé du discours contemporain sur le développement.

[4La « réserve parlementaire » est un ensemble de subventions d’État votés en loi de finances fléchées par les parlementaires de l’Assemblée nationale et du Sénat, qui sert à financer des associations et des collectivités de leur circonscription.

[5Les policiers ont été relaxés par le tribunal de Rennes le 18 mai, cf http://larotative.info/retour-sur-le-rassemblement-du-18-1015.html.