Année saint Martin : quand le patrimoine devient une marchandise

Depuis le lancement des festivités organisées pour l’anniversaire de l’ancien évêque de Tours, la mairie oscille entre ses penchants religieux et son obsession du développement de l’attractivité de la ville. Quitte à se vautrer dans un mercantilisme sordide, mal camouflé derrière la célébration du « partage ».

10 novembre 2015. Dans l’hôtel de ville de Tours, le maire Serge Babary lance les festivités de « l’année saint Martin », qui vise à célébrer le 1700ème anniversaire de cette figure religieuse locale. Le coup d’envoi est donné en présence de l’archevêque de Tours et du père Gué, recteur de la basilique Saint-Martin-de-Tours. Le tout est retransmis en direct sur la radio chrétienne locale.

Plus tôt dans l’année, une élue de la majorité municipale, Cécile Chevillard, s’était rendue au Vatican pour remettre au pape une lettre de Babary l’invitant à venir assister aux festivités. Si la démarche s’avère être un échec, elle témoigne de l’esprit qui anime la mairie : c’est le saint catholique qu’on célèbre, main dans la main avec les autorités religieuses.

Pourtant, en conseil municipal, la majorité s’est défendue de toute démarche prosélyte. A l’entendre, il s’agirait simplement de célébrer une figure locale, en opérant une fine distinction entre ce qui relève du culte et ce qui relève de l’histoire de la ville. Lors du conseil municipal du 17 novembre 2015, alors qu’un élu d’opposition constatait que « c’[était] bien la figure symbolique et religieuse qui [était] célébrée » par la ville, Serge Babary assurait que les tâches étaient bien réparties entre l’évêché et la mairie : aux curés, « l’aspect religieux » ; à la mairie l’aspect « du rayonnement, de l’attractivité, qui peut avoir une dimension mercantile, mais c’est ainsi » [1]. Même son de cloche du côté de l’adjoint au rayonnement de la ville, Christophe Bouchet, qui assurait que « saint Martin est une chance historique pour la ville de Tours », et qu’il n’y avait pas de mal à exploiter la chose commercialement.

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Derrière l’anniversaire de l’ancien évêque, la mairie a donc vu une « chance historique » à exploiter commercialement, quitte à donner aux festivités « une dimension mercantile ». La démarche s’inscrit parfaitement dans le cadre du « schéma départemental touristique durable » établi par le conseil départemental d’Indre-et-Loire pour la période 2010-2014. Dans un rapport d’étape daté de juin 2012, on peut lire :

« [Le patrimoine de la Touraine] est une chance et un atout majeur pour le tourisme, secteur économique qui constitue un levier essentiel de la croissance et des créations d’emplois en Indre-et-Loire. Pour développer plus encore l’attractivité touristique de notre territoire, nous sommes engagés dans une démarche de qualité visant à améliorer l’accueil de tous les touristes. »

Dans sa partie « diagnostic », le rapport identifie, au rang des opportunité, l’existence de « clientèles plurielles aux attentes et potentiels différenciés », impliquant de développer « des stratégies différenciées ». Une idée que l’on retrouve dans la bouche de l’adjoint au rayonnement, Christophe Bouchet, qui déclarait début juillet :

« Il en faut pour tous les goûts. On organise beaucoup de chose autour de différentes thématiques, et puis après les gens font leur marché, font leur choix. [...] Saint Martin n’est pas l’alpha et l’omega de la ville de Tours, c’est un sujet parmi tant d’autres, [...] On sait qu’on s’adresse à un public particulier, plutôt un public de pèlerins, touristique. C’est une partie du contenu touristique de la ville. »

Voilà les pèlerins réduits au rang de clients, tandis que la culture et le patrimoine sont ramenés au rang de marchandises. Aux visiteurs, le site municipal consacré à l’année martinienne propose des séjours clé-en-main « Saint Martin », « à partir de 144 € pour 2 personnes ».

Mais le mercantilisme ne s’arrête pas là. En longeant récemment les vitrines des Galeries Lafayette, on découvrait que la médaille de Saint Martin version or se négociait 850 euros (compter 60 euros pour le petit modèle en argent) ; tel confiseur a imaginé des bonbons vendus sous le nom de « crottes de l’âne de saint Martin » ; à l’office du tourisme, des goodies saint Martin sont vendus aux visiteurs.

Un programme fourre-tout

Dès lors, il convenait de mettre au point un programme à la hauteur. Mais en la matière, la mairie a clairement recherché la quantité plutôt que la qualité, livrant au final un ensemble dont on peine à percevoir la cohérence. Si l’on peut comprendre que des spectacles sur saint Martin ou des défilés clownesques aux vagues allures de processions aient été organisés, on comprend moins ce qu’une parade de bikers ou une improbable « nuit des maths » estampillée saint Martin sont venues faire là. Ce fourre tout laïco-culturel montre que saint Martin est avant tout un prétexte à l’attractivité touristique et donc un faire-valoir mercantile comme un autre.

S’il est trop tôt pour mesurer l’impact de cette programmation sur la fréquentation touristique de la ville, on peut néanmoins relever que la grande fête organisée autour de la figure de saint Martin le 2 juillet avait toutes les allures du bide. Seul le spectacle d’illuminations sur la façade de la cathédrale, dont l’idée a été piquée à la ville de Chartres, semble emporter les suffrages.

Niveau rayonnement, on semble également se diriger tout droit vers un échec, à la lecture de la section « La presse en parle ! » du site municipal dédié à saint Martin : les seuls médias qui évoquent les festivités martiniennes sont des médias locaux, parmi lesquels on retrouve essentiellement la NR, France Bleu, France 3 Centre ou TV Tours. De quoi conforter la réputation de la ville dans le département, mais pas de quoi briller au niveau national ou international.

« Le partage nous enrichit »

Pour « fêter le jubilé Saint Martin », la mairie a également commandé une œuvre à une artiste contemporaine, Elisabeth Von Wrede. Celle-ci est allée à la rencontre des habitants de la ville pour leur demander quelle était leur définition du mot « partage ». Elle en a tiré une structure de trois mètres sur deux installée à proximité de la basilique, et les pavés qui la composent sont remplis de formules d’une grande profondeur comme « le partage c’est le respect » ou « le partage nous enrichit ». Titre de l’œuvre ? Le Partage.

La mairie ne pouvait pas faire l’impasse sur la notion de partage dans le cadre de l’année martinienne, puisque la figure qu’il s’agit de célébrer doit sa notoriété à l’action charitable qu’il aurait accomplie à l’égard d’un mendiant. Du coup, dans le hors-série du journal municipal consacré à l’année martinienne, Serge Babary érigeait le partage au rang de « valeur commune ».

Difficile, pourtant, de retrouver l’expression de cette valeur dans l’action municipale : la mairie reconduit chaque saison des arrêtés anti-mendicité, elle a baissé les subventions aux associations venant en aide aux plus démunis, supprimé la gratuité des cantines scolaires pour les enfants les plus pauvres...

A l’issue de la parade du 2 juillet, quelques personnes ont pris la parole pour dénoncer ce grand écart entre les discours de la mairie dans le cadre des fêtes martiniennes et les politiques mises en œuvre. Ce discours, qui ironisait sur l’utilisation qui était faite de la figure du saint, a été copieusement hué par la foule venue assister à la présentation de la statue rénovée de Martin [2]. On n’était pas là pour partager des vérités désagréables. Mais on pourra toujours se consoler avec la vente aux enchères, en novembre prochain, de 1 700 bouteilles d’une « cuvée du partage » d’un Montlouis AOC, qui figure également au programme des festivités.