A quand une réforme de la presse bourgeoise ?

Les liens financiers unissant l’État à la presse écrite sont généralement peu connus. L’actuelle soupe médiatique réservée aux mouvements sociaux interroge pourtant cette relation. En France, en 2014 quel état peut-on faire de la dépendance de la presse écrite vis-à-vis du gouvernement ?

Voilà déjà une semaine que les cheminots essaient de se faire entendre. Alors quand Le Monde titre « La réforme, voilà l’ennemi ! » pour nous resservir encore et encore le même discours moralisateur et en profite, au passage, pour cracher sur tous les autres mouvements sociaux initiés (intermittents, chauffeurs de taxis, universitaires etc.), on est en droit de s’offusquer de la partialité des propos tenus ! Pour vous donner une idée du ton de cet l’article, on vous livre sans plus attendre la conclusion du journaliste Gérard Courtois :

« "La réforme, c’est difficile. Mais c’est la noblesse de la politique", assume volontiers Manuel Valls. Reste à démontrer que c’est encore possible. Cela passe par la définition d’un avenir désirable. Et c’est, aujourd’hui, ce qui manque cruellement. »

Plusieurs articles publiés sur La Rotative se sont déjà interrogés sur l’attitude adoptée par les médias et sur leur refus de traiter la grève de la SNCF autrement qu’à travers le prisme gouvernemental [1]. Dans l’idée d’approfondir cette réflexion, nous vous proposons ici de nous intéresser plus en détail aux liens financiers qui unissent l’État à la presse écrite.

L’État : généreux financeur de la presse écrite

Les aides de l’État à la presse écrite sont de nature et de montants divers, en voici un résumé chiffré (montants globaux) fourni par la Cour des Comptes [2] :

Les crédits du programme budgétaire Presse (394,8 millions d’euros en 2013)

  • Aides à la diffusion (aide générale, aide au portage, aide au transport postal, aide à l’envoi par, c’est ironique, la SNCF) : 308 millions d’euros
  • Aides au pluralisme (on se pince !) : 12 millions d’euros
  • Aides à la modernisation (de la forme ou du fond ?) : 74,8 millions d’euros

Les mesures prises en charge, intégralement ou en partie, sur d’autres programmes budgétaires de l’État

  • Crédits du plan IMPRIME pris sur le budget du programme Anticipation des mutations économiques et développement de l’emploi : 19,5 millions d’euros (2013)

Les mesures fiscales

  • TVA à taux « super réduit » (2,1%), coût global : 270 millions d’euros (2013)
  • Mesures fiscales sur les impôts locaux (diversement réparties)
  • Mesure fiscale d’abattement pour frais professionnels des journalistes, coût global : 60 millions d’euros. Comment s’appelle cette niche fiscale en langage journalistique ? Un privilège ?
  • Diverses mesures d’exonérations sociales (abattement d’assiette sur les rémunérations des journalistes, taux réduit de calcul de certaines cotisations sur la masse salariale des journalistes) : non évalué

A ce montant, il faut évidemment ajouter les aides à la presse accordées par les collectivités territoriales ou le financement sous forme de publicité (diffusion de messages pour le compte de différents ministères). Cantonnant son évaluation aux aides qu’elle est capable de chiffrer, la Cour des Comptes conclue que le montant total de celles-ci s’est élevée en 2013 à 684,3 millions d’euros soit 7,5% du chiffre d’affaires du secteur. En ajoutant les aides non évaluées, ce pourcentage serait bien supérieur. Pour la Cour des Comptes, le verdict est alors clair : la « dépendance du secteur » aux aides de l’État est « forte et coûteuse ».

Le Monde : 18,5 millions d’euros d’aides directes annuelles...

La politique d’aide de l’État est donc conséquente. C’est grâce à elle que nous bénéficions d’une presse pluraliste et de qualité, dans le plus pur esprit du programme du Conseil National de la Résistance. Pour rappel, celui-ci proclamait l’absolue nécessite d’assurer « la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances de l’argent et des influences étrangères ». Quand on sait que les plus gros groupes de presse français sont possédés par des marchands de béton, d’armes ou de téléphonie (Bolloré, Lagardère, Bouygues, Dassault etc.) on s’inquiète pour la seconde partie du message ; mais quand on voit le dévouement de l’État à soutenir le secteur on se rassure pour la première ! Et on comprend un peu mieux pourquoi la quasi-totalité des médias nous serine le même discours que le gouvernement sur ces salauds de grévistes inaudibles.

Au-delà du coût global de l’aide à la presse, qui profite réellement de cette générosité ? Et combien coûte au contribuable un exemplaire du Monde ou de la Nouvelle République (et ouais, même les contributeurs de La Rotative payent des impôts pour financer la NR, c’est vraiment dégueulasse...) ? Voici une petite sélection de journaux qui se gavent d’argent public (coûts moyens sur la période 2009-2011) :

  • Le Monde : 18,5 millions d’euros soit 0,19€/exemplaire diffusé
  • Le Figaro : 17,2 millions d’euros soit 0,17€/exemplaire diffusé
  • La Croix : 10 millions d’euros soit 0,32€/exemplaire diffusé
  • Libération (nous sommes un journal, pas un trou à subventions ?) : 10 millions d’euros soit 0,27€/exemplaire diffusé
  • Télérama : 10 millions d’euros soit 0,29€/exemplaire diffusé
  • Le Nouvel Observateur : 7,8 millions d’euros soit 0,29€/exemplaire diffusé
  • Télé 7 jours : 7,3 millions d’euros soit 0,10€/exemplaire diffusé
  • L’Humanité : 6,7 millions d’euros soit 0,48€/exemplaire diffusé
  • La Nouvelle République : 5,6 millions d’euros soit 0,09€/exemplaire diffusé
  • Elle : 3,4 millions d’euros soit 0,16€/exemplaire diffusé
  • Le Pélerin : 2,8 millions d’euros soit 0,24€/exemplaire diffusé
  • Challenges (chantre du libéralisme... pour les autres) : 2,4 millions d’euros soit 0,22€/exemplaire diffusé

Parmi ces titres, le seul à avoir un peu la reconnaissance du ventre et à ne pas taper systématiquement sur tout ce qui « profiterait » de fonds publics est l’Humanité. Les autres oublient bien vite que sans ses subventions ils n’existeraient sans doute plus. Que ferait Le Monde sans les 19 centimes qu’il touche pour chaque exemplaire ? Cette affaire n’a pas l’air bien rentable, il faudrait peut-être penser à savoir arrêter un journal, non ?

...dont 4 millions pour payer la SNCF !

Plus intéressant encore que ce montant global est ainsi le détail des aides perçues par le fameux quotidien du soir. Sur les 18,5 millions d’euros qu’il perçoit chaque année, 16,7 millions correspondent aux aides à la diffusion. Elles se répartissent comme suit : 5 millions de dotation générale, 2,1 millions d’aides au portage, 5,6 millions d’aide au transport postal et 4 millions d’aide au transport SNCF. Ça doit leur faire mal au Monde de filer autant d’argent public à cette entreprise infestée de syndicalistes incapables de se réformer. Le Monde est d’ailleurs un des seuls grands médias nationaux à bénéficier de cette aide, les autres se contentant des aides au portage ou à l’envoi postal. Les journalistes du Monde seraient donc bien avisés de conclure qu’ils ont tout intérêt à ce que les trains de demain fonctionnent bien et donc à soutenir la grève. A moins qu’ils ne sachent bien que si la concurrence participe à enchérir les prix, ce qui est fort probable, l’État viendra encore à leur secours et allongera assez pour qu’ils puissent continuer à envoyer leur prose libérale par voie ferrée...

Journaliste, arrête de prendre ton intelligence en otage et défends tes intérêts !

Ami-camarade journaliste, souviens toi que sans l’État et ses subsides tu ne vas pas bien loin. Alors cesse de cracher dans la soupe et soutiens un peu les copains qui se battent pour que la notion de service public ait encore un sens. Si tu persistes on se verra dans l’obligation de demander une réforme de la presse et la fin du gaspillage de l’argent public qui est destiné à ton employeur. On verra alors si tu demeures encore un ardent réformiste !

Samira Drexler et Arthur von Boerck

Notes

[2Les chiffres données dans cet article sont issus d’un rapport de la Cour des Comptes de Juillet 2013 destiné à la commission des finances du Sénat. Un tableau récapitulatif des montants annuels cumulés des aides directes est disponible en page 40 et le détail des aides à la diffusion pour 7 titres nationaux en page 69. Les chiffres données ici sont soit moyennés sur la période 2009-2011, soit issus des lois de finances initiales de 2012 ou 2013.